CRÉER=DÉTRUIRE
par Anne-Marie Boisvert
D'emblée, le titre choisi pour ce magazine indique le caractère double,
troublant, troublé, la duplicité inhérente à l'art Web, qui existe en
apparaissant puis disparaissant, se profilant, se faufilant sur nos écrans
souvent par surprise, pour le pur plaisir du jeu, de l'exploit autant que
celui de la confrontation, et aussi par conviction politique, sociale, par
critique, entre autres, de ce que le Web est en passe de devenir: moins un
espace de rencontres et d'échanges qu'un simple reflet de la mondialisation
du commerce.
C'est ainsi que l'artiste britannique Heath Bunting se dénomme lui-même un
"artiviste" ("artivist", terme cité entre autres dans l'article de James
Flint dans "Telegraph", p:1), le terme originant évidemment d'un jeu sur les
mots "artiste" et "activiste". Il n'est pas le seul, ses oeuvres/actions
étant souvent le résultat d'un travail conjoint et/ou parallèle avec
d'autres "artivistes" rassemblés depuis au moins 1994 sous la dénomination
de "net.art": Rachel Baker, Alexei Shulgin, Olia Lialina, Vuk Cosic, Pit
Schultz, Dirk Paesmans et Joan Heemskerk (ces deux derniers oeuvrant de
concert sous le nom de JODI), Andreas Broeckmann. Leurs projets, individuels
ou communs, originent de "centres virtuels", le principal étant le CERN,
lieu de naissance de la "toile mondiale" (World Wide Web), ainsi que le
Moscow WWWart Centre, le Ljudmila Media Lab en Slovénie et "jodi.org" à
Barcelone. (cf. Mark Nixon, World Art Magazine, IRATIONAL.ORG - Heath
Bunting, p:5) Irational.org est le "centre virtuel" où l'on peut trouver la
liste des oeuvres/actions de Heath Bunting ainsi que de Rachel Baker (et
quelques autres artistes). Quelques autres noms à mentionner également: les
Américains Mark Napier et Natalie Bookchin (qui a réalisé
des oeuvres de collaboration avec Alexei Shulgin, telles que "Introduction
to net.art" (commenté dans le présent numéro de ce magazine dans le cadre de
la rubrique "Oeuvres"), ainsi que "Before and After", la Canadienne Sheila
Urbanoski (connue entre autres pour son travail d'appropriation/détournement
de sites pornographiques).
En dépit de l'aspect varié de leurs oeuvres, on peut reconnaître chez ces
"artivistes" deux points communs majeurs: d'abord leur humour - qu'il soit
féroce, ironique, ou simplement ludique. Or, selon le philosophe français
Henri Bergson, auteur d'une étude devenue classique sur le rire:
"la société sécrète naturellement une organisation, des structures, un ordre
qui lui assurent une stabilité croissante, mais qui sont une perpétuelle
menace de sclérose. [...] Le rire est le remède à cette sclérose." (Michel
Tournier résumant la thèse de Bergson, dans Le vent Paraclet, p:196)
L'autre point commun est bien sûr la façon dont ils savent se servir de
toutes les ressources du Web, de tous ses moyens et ses armes, pour les
détourner et les retourner contre lui - ou plutôt contre ce que le Web comme
reflet et produit de la société est en train de devenir (ou est déjà devenu,
un gigantesque "shopping mall"). Ainsi la critique technologique est
centrale dans ces oeuvres,
"Il est évident que notre travail se bat contre le "high tech"." (Tilman Baumgärtel, Telepolis, "Interview with JODI", p:4)
une critique elle-même inséparable d'une critique socio-politique des
rapports de pouvoir (entre producteur et receveur) sur le Web.
La bataille se joue jusqu'à l'intérieur de l'ordinateur lui-même. Ainsi JODI
soulignant de manière critique le caractère intrusif du Web (lieu public)
dans chaque ordinateur personnel (lieu privé) en instaurant une véritable
lutte de pouvoir avec l'internaute, s'arrangeant pour ( apparemment) faire
"crasher" son appareil avec des oeuvres comme OSS (où, dès qu'on clique
sur ce site, de petites fenêtres apparaissent et disparaissent follement,
soulignant de surcroît le caractère évanescent du médium internet), faisant
paniquer l'internaute qui perd son (apparente) maîtrise sur son appareil et
ses choix de navigation (par exemple, perdant son "droit" de retourner en
arrière, d'aller sur un autre site, de quitter l'autoroute numérique): il ne
peut que chercher en vain comment échapper à cette invasion (solution:
éteindre et rallumer?).
Parfois les "artivistes" choisissent une approche
"low tech", comme Alexei Shulgin qui donne des "concerts" avec des
appareils volontairement désuets (les 386). De même Vuk Cosic subvertit les
niveaux de langage du Web et la fascination facile d'un look coloré,
attrayant, réaliste, permis par des logiciels de pointe, en se servant d'un
langage de programmation "basique" comme ASCII pour réaliser des "images
pornos" (il en résulte des images où le contour du "corps" demeure abstrait,
et une autre sorte de "lutte de pouvoir" jouant cette fois sur le désir
voyeuriste du spectateur frustré de la consommation de son spectacle et de
son plaisir). On voit dans toutes ces oeuvres un certain refus du visuel,
une volonté de rester proche du langage, à l'origine du médium. Le travail
de Sheila Urbanoski (cf. l'entrevue avec cette artiste dans le présent
magazine) joue ouvertement un même jeu de pouvoir sado-masochiste avec
l'internaute, en l'attirant sur un "faux" site porno avec de "véritables"
images "empruntées" à de "véritables" sites pour ensuite, non
seulement frustrer sa "victime" de son plaisir anticipé (en lui
présentant plutôt, par exemple, des images de femmes préhistoriques, ou des
extraits d'un texte féministe), mais "pire encore", aller jusqu'à rompre le
contrat tacite d'anonymat qui constitue l'une des promesses majeures du Web
(et la raison de son succès, remarque Sheila dans son entretien avec Sylvie
Parent dans le présent magazine) en menaçant d'exposer et de révéler la véritable
identité des visiteurs du site.
Le travail de Heath Bunting, quant à lui,
emprunte de multiples aspects: une constante est sa volonté d'instaurer un
croisement, une rencontre, entre la "rue", l'espace du quotidien et du
local, et le Web, l'espace "déterritorialisé" du non-lieu, du global, par
exemple en laissant sa marque, en s'inscrivant (et à ce sujet il faut
rappeler que Bunting a pratiqué également l'art du graffiti) sur les engins de
recherche de manière à apparaître au haut de la liste dans une recherche
afin de "subvertir" et à détourner à son profit, c'est-à-dire au
profit de son discours critique et humoristique, l'intérêt du public pour
des sites commerciaux, interchangés par l'artiste - comme pour
Adidas et Nike, ou modifiés - comme le site d'une grande compagnie
pharmaceutique, Glaxo, où les employés, après que Bunting ait pratiqué son
"art", se sont vus demander de faire don de leurs animaux domestiques à la
compagnie pour une vivisection - au grand dam de Glaxo, qui a poursuivi
l'artiste jusqu'à ce qu'il retire son "faux" site). Souvent, cependant,
Bunting implique le public de manière plus active et « positive », en réalisant
de véritables lieux/moments de rencontres (comme les premiers cybercafés).
En résumé, le travail de Bunting
ainsi que celui des "artivistes" en général, est centré avant tout sur la
question et la (re)création de l'espace/temps, en tant qu'elle permet de
forger des "liens" (liens du Web, liens à établir, liens à retracer), jouant
sur les couples de concepts suivants: local/global;
auteur(créateur)/lecteur(spectateur); mot/langage; ici-maintenant/ailleurs;
vélocité/lenteur; high tech/low tech; individu/communauté (corporation);
apparition/disparition; visibilité/invisibilité (question de l'anonymat,
mais aussi refus, de se faire identifier, "récupérer", institutionnaliser par
le monde de l'art ou du commerce, (cf. Mark Nixon, "World Art Magazine", p:6) Les liens forgent les oeuvres/actions: celles-ci constituent des
traces qui doivent, insiste Bunting (cf. ibid, p:5) ainsi que les autres
"artivistes" du net.art, demeurer modifiables et effaçables, un des grands
avantages de l'art Web, souligné également par JODI, étant justement que les
oeuvres peuvent être modifiées régulièrement, déplacées, qu'on peut les
faire apparaître ou disparaître, ou au contraire les laisser "ex-ister" à
jamais dans le cyberespace (cf. Tilman Baumgärtel dans Telepolis, Interview with JODI, p:4).
Ainsi donc la dichotomie marquée dans le titre "Créer/Détruire" s'exprime
dans cette série d'oppositions que je viens de mentionner, qui le mettent en
oeuvre et le "travaillent". Or le couple de concepts fondamental, servant de
base et recoupant tous les autres, est bien sûr celui de la
"virtualisation/actualisation". Pourquoi? Comme je l'ai souligné dans le
dossier du numéro précédent # 9 de ce magazine à propos de la littérature
numérique, parce que le numérique et surtout le Web, permettent
l'actualisation des promesses du "texte" d'une manière dont jusqu'alors les
théoriciens du texte (tels Roland Barthes et compagnie) avaient seulement pu
rêvé de voir s'accomplir (ne pouvant seulement que repérer ça et là, dans
certaines oeuvres, "du" texte, des fragments de texte). Or qu'est-ce que ces
promesses, sinon l'espoir de la réalisation des potentialités du langage en
tant que tel? Et comment s'accomplissent-elles, sinon en tant
qu'actualisations d'une virtualité - le langage étant bien, les grammairiens
nous l'ont montré, un système virtuel de signes que la parole (ou
l'écriture) actualise dans des occurrences linguistiques déterminées?
Or les oeuvres/actions des artivistes du net.art doivent être considérées
comme "textuelles" en ce sens, car: 1) leur aspect formel dépend des
langages de programmation pour exister; 2) même leurs éléments non-verbaux
comme les images (par exemple les images pornos chez Sheila Urbanoski) sont
compris dans le flux d'un discours - car ces oeuvres, comme nous venons de
le voir en examinant quelques exemples, sont essentiellement critiques et
aussi utopiques (en ce sens qu'elles visent à intervenir, à agir sur le
monde ou même à le changer).
TERRAIN, CIBLES, ENJEUX: ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ
La période de l'après-guerre jusqu'à aujourd'hui constitue une phase avancée du
capitalisme, dit "d'organisation", (cf. Lucien Goldmann, La création
culturelle dans la société moderne, Gonthier, Médiations, 1971),
caractérisée par l'intégration de l'ensemble de la société à travers
l'augmentation du niveau de vie et l'affaiblissement des forces
d'oppositions traditionnelles. Ainsi, l'espérance du socialisme de s'opposer
au capitalisme contemporain par le développement du prolétariat
révolutionnaire semble bien avoir reçu son coup de grâce: or, même si le
bloc soviétique s'est révélé bien loin de l'utopie marxiste, il demeure que
son effondrement laisse le monde devenir l'objet d’une mondialisation
capitaliste désormais sans alternative et sans frein. Un autre phénomène
important est la concentration du pouvoir entre un petit nombre de
technocrates, tandis que les techniciens, même de plus en plus compétents,
ne sont que des exécutants. Il en résulte une réduction considérable de la
vie psychique des individus. En effet, traditionnellement, les êtres humains
se sont définis selon deux dimensions fondamentales dans lesquelles se sont
développés leur vie psychique et leur comportement: la tendance à
l'adaptation au réel et la tendance au dépassement du réel vers le virtuel,
c'est-à-dire vers quelque chose qui se situe au-delà et que les êtres
humains doivent créer par leur comportement. Or, l'évolution sociale dans la
société technocratique tend à réduire l'être humain à la première dimension,
celle de l'adaptation au réel, et à en faire des exécutants, des techniciens
à conscience restreinte, ce que le philosophe allemand Herbert Marcuse a
appelé "l'homme unidimensionnel", empêchant les individus de s'intéresser aux
problèmes de l'organisation économique, politique et sociale et les amenant
à se préoccuper de plus en plus uniquement des problèmes de consommation, de
statut social et de prestige.
Cette situation touche également la question de la communication et de la
culture: la quantité de plus en plus énorme d'information diffusée par les
mass média demande pour son assimilation une puissante activité de synthèse
au moment même où l'évolution sociale diminue cette activité, la réification
grandissante orientant de plus en plus la masse vers une réception passive
plutôt que l'intégration inventive. Désormais centrée sur la vie psychique
et individuelle (plutôt que sur la répression physique brutale devenue, du
moins dans nos sociétés avancées, inutile) - cf. à ce sujet, les travaux du
philosophe américain Noam Chomsky - l'oppression insidieuse des couches
dominantes a acquis un caractère global et circulaire: car la production en
masse de spécialistes et de diplômés "analphabètes" (compétents dans leur
domaine, mais complètement passifs et consommateurs dans tous les autres)
rend la question de l'expression, de la compréhension comme de l'action
critique et créatrice, au niveau d'une réalité, d'un présent, d'une
virtualité, d'un devenir, autres, tant d'un point de vue social que
culturel, problématique.
En résumé, il faut constater que l'être humain se "choséifie" à mesure que
son monde devient plus virtuel. La solution? (Re)virtualiser l'être humain
pour en réaffirmer la subjectivité: c'est-à-dire accentuer, encourager et
renforcer la deuxième tendance inhérente au comportement humain soulignée
par Goldmann et Marcuse ci-dessus, à savoir la tendance au dépassement du
réel vers le virtuel, vers la création et l'invention d'"autre chose" et
d'un "ailleurs. Or cet aspect à la fois critique et utopique, il faut le
dire, de la virtualisation, se retrouve bien dans les oeuvres des artivistes
du net.art. Car le Web a le potentiel d'être en tant que monde privilégié
des pouvoirs du virtuel, un lieu neuf, au lieu d'une copie servile du monde
actuel: c'est ce potentiel que Bunting et les autres cherchent à explorer,
se révélant ainsi les dignes héritiers des "hackers" pionniers du Web.
VIRTUEL/ACTUEL
Premièrement, le numérique constitue un espace privilégié pour le virtuel,
non pas parce que, comme on a tendance à le croire, il est en tant que tel
virtuel: en effet, on entend dire partout que la révolution numérique a
ouvert dans notre monde une fenêtre sur le monde virtuel. Mais cette façon
de s'exprimer est trompeuse, qui conduit à assimiler le virtuel au possible.
Le réel est; le possible n'est pas, mais pourrait être. Mais qu'en est-il du
virtuel? Le possible est une modalité logique: de même qu'une proposition
modale quelconque P peut être certaine ou non, contingente ou nécessaire,
elle peut être possible ou impossible. Ainsi, le possible se trouve en
quelque sorte prévu d'avance, puisque énoncé, désigné, décrit par cette
proposition P qui se verra ou non confirmée par l'accession à l'existence de
ce qu'elle sert à énoncer, à désigner, à décrire.
Le virtuel, quant à lui, ne constitue pas une catégorie logique. Il appelle
à l'interaction: c'est que le virtuel constitue non pas simplement une
proposition que le futur se chargera ou non de vérifier, mais plutôt une
problématique complexe demandant une résolution, dont l'issue dépendra d'un
investissement. Les facteurs contingents, le contexte, les différences
individuelles, auront tous leur "mot à dire" dans cette résolution du
virtuel, c'est-à-dire dans son actualisation. Car:
"Le virtuel n'éclôt qu'avec l'entrée de la subjectivité humaine" (cf. Pierre
Lévy, Qu'est-ce que le virtuel?, p:38)
Ainsi, le numérique ne permet que la combinatoire et l'affichage de données
potentielles: mais en facilitant grandement l'accès à ces données (textes,
images, etc), il privilégie l'interactivité, et ainsi favorise "l'entrée de
la subjectivité humaine" dans le processus de lecture et d'écriture,
c'est-à-dire le va-et-vient entre virtualisation et actualisation.
C'est dire que l'avènement d'un monde numérique - l'ouverture de cette
fenêtre du virtuel dans notre monde - n'implique pas, comme on le croit
trop souvent, que ce virtuel "demeure" virtuel; ni que le virtuel puisse
basculer dans le réel. Plutôt, chaque interaction dans le cyberespace
constitue une actualisation du virtuel. Cette actualisation est à chaque
fois un événement. Mais cette interaction intersubjective trouve du même
coup et en retour, déplacée, "déterritorialisée": autrement dit, cette
interaction - cette lecture, cet entretien particulier - se trouve
redistribuée et dispersée dans le non-lieu, l'intemporel du cybespace,
l'ex-sistence du virtuel. Entre l'actualisation et le mouvement inverse de
virtualisation, il y a donc va-et-vient, comme d'ailleurs dans le langage
lui-même, où chaque énonciation particulière renvoie toujours, pour sa
compréhension même, à l'ensemble du langage en tant que système virtuel, en
même temps qu'au contexte de son occurrence.
Ainsi, comme le résume Pierre Lévy, qui reprend ici l'explicitation formulée
par Gilles Deleuze (dans Différence et répétition) de ces différentes
catégories logiques classiques:
"le réel ressemble au possible tandis que l'actuel répond au virtuel", le
réel est susbtance, persistante; le possible, forme d'une substance,
détermination encore cachée mais "insistante", en devenir; alors que le
virtuel "n'est pas là, son essence est dans la sortie: il existe" (au sens
étymologique strict du terme d'origine latine, "ex"= "hors de" + "sistere"=
"être placé"); "enfin, manifestation d'un événement, l'actuel arrive, son
opération est l'occurrence". (cf. Lévy, p:135)
L'ART COMME "VIRTUALISATION DE LA VIRTUALISATION"
Ainsi c'est le va-et-vient entre la virtualisation et l'actualisation, entre
la subjectivité et l'objectivité, entre l'ici et l'ailleurs, entre
maintenant et le passé/futur, qui constitue l'essence de l'humanisation de
l'humanité, humanisation qui s'est opérée grâce aux "trois grands moyens de
virtualisation et d'hominisation" que sont le langage, d'abord, les
techniques, ensuite, et enfin la codification sociale, légale et éthique.
Monde des signes, monde des choses, monde des êtres: chacun de ces mondes
est virtualisé - (re)mis en question et transformé -, le travail de la
virtualisation s'effectuant à chaque fois suivant une structure triple
analogue au fonctionnement du langage: (1) découpage du monde en un système
de signes dont (2) la mise en oeuvre permettra l'expression ou l'action,
celle-ci ayant (3) un effet ou un résultat.Voilà pour la structure de la
virtualisation: une structure non statique, qui serait plutôt un processus,
une mise en acte, une inter-activité.
C'est ainsi que l'actualisation du virtuel n'épuisera jamais celui-ci: au
contraire elle le relance.
L'art, quant à lui, se tient "au confluent [de ces] trois grands courants",
comme le résume bien Pierre Lévy (Qu'est-ce que le virtuel?, p:76 ): en
effet, l'art (les oeuvres d'art) est (sont) à la fois discours, technique et
transcendance (c'est-à-dire porteur(s) de valeurs).
De par cette position privilégiée, l'art en tant que tel (et par conséquent
l'art Web comme les autres), correspond à la "virtualisation de la
virtualisation". (Pierre Lévy, p:76-77) Autrement dit, l'essence de l'art
est de questionner le questionnement, de souligner à la fois la quête d'un
ailleurs et l'insistance de l'ici et maintenant, la tension entre la
subjectivité et l'objectivité, l'évanescence et la permanence, etc, pour
exprimer et exalter en même temps que problématiser cette problématique.
En résumé, on peut donc poser comme thèse que l'art Web se trouve doublement
armé pour la guerre du virtuel, pour la résistance à la réification décriée
de l'économie du monde contemporain: premièrement, en tant qu'art comme tel,
c'est-à-dire "virtualisation de la virtualisation"; deuxièmement, de par son
support particulier (le médium du numérique), qui maximise le potentiel du
virtuel.
Il s'agit maintenant de voir quelles formes, quelles méthodes et modes
d'action emploient ces oeuvres.
ÉTHIQUE ET ESTHÉTIQUE D'UN ART POLITIQUE
L'Internet est tout jeune encore; pourtant déjà des tendances se dessinent
qui visent à le régimenter, à le régulariser, à le commercialiser surtout,
pour le transformer au pire en le "plus grand shopping mall du monde". Des
luttes et des manoeuvres ont déjà cours pour s'en assurer le monopole: la
fusion AOL -Time-Warner (qui vient également, par ailleurs, d'acquérir EMI,
la grande maison de production/distribution musicale) en constitue l'exemple
récent le plus frappant - sans doute parce que le plus médiatisé.
C'est ainsi qu'il est "naturel", pourrait-on dire, pour les artistes
oeuvrant sur le "Web", de prendre ces tendances pour cible, et de tenter de
contre-attaquer, sinon de contrecarrer ces manoeuvres, afin de maintenir la
jeune "tradition" de liberté et d'ouverture sans limite de l'Internet.
C'est que ses créateurs mêmes, originateurs, idéateurs, ingénieurs, appelés
"hackers" ont pour un grand nombre mis en oeuvre leur création suivant une
éthique libertaire inséparable de leur passion commune pour la mise en place
et l'avancée d'une technologie encore toute nouvelle, et basée sur la
gratuité des produits et services, sur l'échange, l'indépendance et la
débrouillardise. Cette éthique particulière est issue principalement du
mouvement yippie américain des années 60 (dont la figure de proue est le
fameux activiste Abbie Hoffmann, mort en 1989), prônant la gratuité, ainsi
que le DIY ("do it yourself"). Ses ennemis de choix: le complexe
militaro-industriel; son arme favorite: l'humour et le canular (Hoffmann
s'est fait connaître comme "prankster" ("joueur de tours") en montant, entre autres, un
"coup" à la bourse de Wall Street. Enfin, le flambeau du DIY a été repris
comme on le sait par le mouvement punk, qui a
fait le choix, non seulement d'une attitude, mais aussi celui d'une
esthétique, l'une comme l'autre "in your face", crues et brutales, low tech
et sans fioritures: pas besoin de "savoir" jouer d'un instrument pour jouer
du vrai rock'n'roll, ni de "savoir" peindre pour dessiner avec une bombe
aérosol des graffittis ou des tags. Cette esthétique comme cette attitude
ont eu une influence evidente sur des artistes du Web comme Heath Bunting,
Alexei Shulgin... sans oublier le "ugly commercials son of bitches" lancé par JODI en recevant un
"Webby Award" puant trop la tentative de récupération commerciale à leur
goût, ainsi que la provocation "in your face" volontairement agressive de
"Mystress" Sheila Urbanoski, s'emparant d'images pornographiques
"empruntées" à des "vrais" sites du genre pour monter son propre site et
rompre la promesse (tacite) d'anonymat prise comme une donnée sur le Web.
Plus généralement, il est sûr qu'une telle esthétisation du politique se
retrouve depuis les débuts de l'ère moderne (c'est-à-dire depuis la deuxième
moitié du dix-neuvième siècle), les mouvements socio-politiques et écoles
artistiques se rejoignant dans une attitude critique face à cette société
capitaliste industrielle et post-industrielle dont ils sont issus. Ainsi, le
dada, le surréalisme, se sont réclamés du marxisme; le situationnisme de Guy
Debord a influencé Mai 68 en France. Déjà au siècle dernier les Romantiques
ont entretenu des liens avec les mouvements socialistes de l'époque, etc,
s'impliquant politiquement (Lord Byron, Georges Sand), parlant souvent de
ces mouvements dans les oeuvres. Mais, il faut voir que ce qui est typique
de la modernité, à partir de 1850 environ, puis au long du XXème siècle, est
l'interpénétration de l'art et de la vie. C'est ainsi que les
post-romantiques tel Baudelaire (premier poète de la Modernité) vise à faire
de leur vie une oeuvre d'art; c'est ainsi que l'impératif surréaliste
commande de "changer la vie".
Quiconque veut rendre compte d'un art politique contemporain doit prendre en
compte cette évolution. Celle-ci est une conséquence de l'avancée du monde
industrialisée post-capitaliste dans la vie privée, de la réification qui
s'ensuit, et des tentatives nécessaires pour combattre cette tendance et
cette invasion, en misant sur les trois fondements de l'art moderne et
post-moderne: 1) auto-référentialité; 2) intentionnalité; 3) performance.
L'ART COMME ARME
La résistance culturelle emprunte deux chemins: la révolte formelle d'un art
qui, n'acceptant pas une société et les formes artistiques depuis longtemps
intégrées, trouvent des nouvelles formes pour la refuser, l'autre chemin
étant le thème même de la révolte à l'intérieur d'une oeuvre. Or, au sein de
la pratique artistique récente qui se caractérise par son "impureté" (selon
l'expression de Guy Scarpetta dans son ouvrage du même nom), ces deux
chemins se rejoignent.
En effet, l'art "post-moderne" se démarque de l'art moderne qui a privilégié
le premier chemin au détriment du second en cherchant à atteindre et à
exprimer, pour chaque art particulier, l'idéal d'une essence pure,
c'est-à-dire en fait à exemplifier dans chaque oeuvre la définition de l'art
particulier auquel elle appartient. En somme, l'art moderne s'est donné pour
visée, et pour justification même de son existence, en même temps que test
de sa légitimité et de sa valeur, (1) d'être, au niveau de l'objet (d'art),
sa propre auto-définition; (2) de faire primer, du point de vue des rapports
du sujet (l'artiste) envers un tel objet, l'intentionnalité: depuis dada et
le surréalisme, depuis l'intervention "scandaleuse" de Marcel Duchamp
faisant d'un urinoir (entre autres objets trouvés) une "oeuvre d'art", cette
dernière se trouve désormais telle, simplement d'être comme telle désignée;
ainsi l'oeuvre d'art n'est plus représentation ou reproduction (du réel, ou
des canons de l'art classique), mais intention et discours. Ainsi (3), dans
ses effets sur le public, l'oeuvre ne constitue plus l'objet d'une
contemplation ou d'une reconnaissance; l'oeuvre propose (ou impose) la
réception d'un discours qui, compris ou non compris, agit sur ce public:
l'oeuvre est devenue l'équivalent d'une intervention, d'une "inter-action",
c'est-à-dire d'une performance.
Les pratiques récentes dites "post-modernes" ont remis en question et mis
fin à une entreprise de purification et de raréfication qui ne pouvait selon
sa propre logique qu'aboutir à l'annonce de la "mort de l'art" (on a aussi
eu droit à la "mort du roman" comme à la "mort du cinéma"...), Mais le
post-modernisme ne constitue pas une rétrogadation nostalgique dans le
passé: les leçons du modernisme n'ont pas été oubliées, et l'art
contemporain continue de centrer son travail autour de ce qu'on peut résumer
comme étant les trois grandes préoccupations modernistes mentionnées
ci-dessus, et qui sont: (1) l'auto-référentialité; (2) l'intentionnalité;
(3) la performance (le concept de l'art comme action), la grande différence
avec le credo moderniste étant que la nature "impure" des oeuvres
post-modernes les autorisent à introduire dans (1), (2) et (3) des éléments
qui les déforment et les "gauchissent". En somme, au pur miroir qu'était
l'oeuvre moderne se mirant elle-même en elle-même (et constituant par là un
microcosme fermé sur lui-même au sein d'un monde/discours de l'art fermé sur
lui-même...), l'oeuvre post-moderne apparaît comme un miroir de carnaval
baroque, parodique, qui pour finir vole en morceaux. Ainsi le mélange des
genres et des arts, la multi-disciplinarité, les références et les citations
à l'histoire, à l'histoire de l'art, à la culture populaire, les
réappropriations, les décontextualisations et les recontextualisations, le
retour de l'art figuratif, la prise en compte des préoccupations politiques,
sociales et sexuelles, le questionnement sur la valeur, la permanence,
l'authencité, la commodité de l'art, etc. sont désormais la "règle".
Dans ce contexte, qu'en est-il de l'art Web dit "Create/destroy"? Là aussi,
les deux chemins se rejoignent: (1) critique/révolte formelle + (2)
critique/révolte à l'intérieur d'une oeuvre - leur association (3)
permettant à l'oeuvre et à l'artiste de porter cette critique/révolte dans
le monde de l'art ainsi que dans la société. Pour cette raison l'art Web
constitue effectivement un art « post-moderne ».
Références:
John Austin, Quand dire c'est faire, Seuil, Paris, (1962), 1970 pour l'édition française.
Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, Paris, 1968.
Pascal Engel, "Comprendre un langage et suivre une règle", in Philosophie, automne 1985, no 8, Éd. De Minuit, Paris, pp: 45-64.
William Gibson, Entrevue dans Hour, Education+technology Special, Hiver 2000, p:21.
Lucien Goldmann, La création culturelle dans la société moderne, Gonthier, Médiations, Paris, 1971.
Pierre Lévy, Qu'est-ce que le virtuel?, Éditions la Découverte, coll.
Sciences et société, Paris, 1995.
Guy Scarpetta, "Réflexions post-moderne", in L'Infini, printemps 1983, no 2, Éd. Denoël, Paris, pp: 119-128.
Michel Tournier, Le Vent paraclet, Gallimard,. Coll. Folio, Paris, 1977
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