ENTREVUE AVEC AURIEA HARVEY


Cette entrevue a été réalisée à la demande du Walker Art Center dans le cadre de la bourse de la Jerome Foundation allouée à Auriea Harvey. Le nouveau projet de l'artiste An Anatomy est présenté actuellement dans l'exposition en ligne Art Entertainment Network.

Sylvie Parent: Dans sa première phase, An Anatomy traite du fait d'être là et d'y demeurer, elle touche la question de la présence. Cette oeuvre provoque chez le spectateur un comportement qui diffère de ce dont elle/il a l'habitude, c'est-à-dire cliquer, quitter, aller d'un endroit à l'autre sur le Web, rechercher ailleurs la satisfaction. Elle questionne notre compréhension de ce que l'interactivité est devenue.

Auriea Harvey: An Anatomy constitue une tentative pour rendre le spectateur complice pour montrer que le fait d'être tous là, et d'accomplir quelque chose ensemble en une seule entité, est aussi signifiant que de cliquer en allant d'un endroit à l'autre. En effet, nous n'allons nulle part mais nous observons simplement, nous voyons ce qui peut être produit grâce à cette présence de tous en un seul endroit.

Je cherche à rendre manifeste l'acte de cliquer en tant que réponse automatique à la vue de quoi que ce soit en ligne, cette recherche de l'objet qui paraît, qui doit être "cliquable". J'essaie de trouver l'opposé... peut-être en amenant les gens à passer du temps au lieu de cliquer, sorte de réponse alternative. La première question que je me suis posée était: cliquer, est-ce vraiment interagir ou seulement réagir à un environnement en ligne? En visualisant les autres dans l'espace, interagissez-vous avec eux - simplement en étant là? Cette création est l'antithèse de la plupart des expériences sur le Web parce que le "fruit", le "but" n'est pas atteint en cliquant.

S.P.: Qu'est-ce qui est prévu pour les phases futures du projet?

A.H.: Comme on le verra dans la seconde phase, cliquer dans An Anatomy mène le visiteur le long d'un sentier linéaire du début à la fin... de la vie à la mort... mais l'acte d'interaction véritable se produit seulement en surveillant, en attendant. Oui, c'est quelque chose qui peut exiger plus de temps pour en tirer des expériences enrichissantes mais le projet en tant que tel vise à montrer que ce n'est pas seulement votre temps individuel dont il est question mais le temps partagé de chaque personne impliquée et l'effet peut en être fort beau.

S.P.: L'image unique au centre du projet possède la même richesse visuelle si souvent présente dans votre travail numérique, une densité qui exige un comportement attentif, qui invite à s'arrêter. Quels rapports entretient selon vous cette oeuvre avec vos projets précédents?

A.H.: Quand j'ai commencé à concevoir des sites Web, je voulais donner aux pages une qualité organique au moyen de la texture et de la lumière, en créant ainsi des espaces illusoires dans l'écran, et cette façon de faire m'a paru efficace pour susciter des réactions émotionnelles fortes chez les spectateurs. Le genre de "vie" que j'espère que ce projet évoque en est une où la même tension entre la vision et le plaisir pris aux images, aux sons et aux textures conduit le site à vivre dans l'imagination et la mémoire.

S.P.: An Anatomy suggère que le réseau peut être comparé à un être vivant, transformé par notre présence et celle des autres. Le projet fait allusion à notre désir de rendre la machine vivante, de le faire devenir une extension de nous-même, mais, aussi, à la manière dont la technologie peut se révéler elle-même plus proche de la vie qu'on pourrait s'y attendre. Cette dernière remarque est particulièrement vraie dans le cas du Web, parce que celui-ci implique une intervention humaine, une interaction, un changement, une croissance, etc.

A.H.: Je fabrique quelque chose qui traite de la vie mais qui demeure néanmoins une illusion de corps, une illusion de vie artificielle... en prenant ce que beaucoup connaissent à propos de ce genre de programmation d'une vie artificielle et en le mettant sens dessus dessous.

Ce que le groupe a créé dans son imagination devient semblable à une âme à l'intérieur de la machine, et l'aspect visuel est là pour renforcer le sentiment de transcendance. Il est réconfortant de voir ces autres personnes à l'intérieur de la page avec vous et de réaliser qu'il s'agit après tout d'une expérience partagée.

S.P.: Vous offrez également aux participants l'occasion de créer un lien vers l'oeuvre à l'intérieur de leur propre site. Cette action a pour effet d'accueillir d'autres personnes, ce qui encore une fois, contribue à modifier la progression de l'oeuvre, à transformer l'image collective. Cette idée est-elle nouvelle dans votre travail?

A.H.: Je voulais donner aux autres la capacité de contribuer à la structure d'ensemble de l'oeuvre. Comme il peut aussi s'agir d'un portail transitoire et non pas seulement d'un projet solitaire en tant que tel, j'ai le sentiment que d'offrir ces brefs regards à l'intérieur du système peut se révéler fort significatif. Idéalement, ces portails vont relier les gens au système principal - pour le moment, ils ne sont que des spectateurs. Si les portails sont installés par suffisamment de personnes sur leur site Web alors les présences aperçues sur le site principal et à travers le réseau de portails seront multipliées.

S.P.: Avec Michaël Samyn, vous avez expérimenté et exploré de nouveaux moyens d'expression et de communication. Comment cette collaboration a-t-elle influencé le projet?

A.H.: L'idée de la présence du spectateur est traitée d'une manière nouvelle, mais il s'agit d'une préoccupation commune à Michaël et moi dans nos projets présentés sur entropy&zuper.org avec Wirefire, où nous offrons régulièrement un spectacle en direct en demandant que les gens visitent le site à une certaine heure pour voir l'événement et en leur donnant des moyens de constater que nous sommes là en direct (par l'usage de caméras vidéo et de pages de discussion) et que d'autres spectateurs sont présents également. Ce type de communication en ligne est très important pour nous.

S.P.: Avant de présenter la série de performances hebdomadaires Wirefire, Michaël et vous avez collaboré au projet skinonskinonskin, montré sur hell.com en mai 1999. Qu'est-ce qui vous a amenés à vous intéresser à la performance sur le Web?

A.H.: Le site entropy&zuper.org est un site personnel et son origine est très difficile à décrire avec des mots. Pour nous, le privé est public. Nous ne faisons pas de l'art; nous faisons l'amour d'une manière qui a une signification pour nous et nous montrons les artefacts... éventuellement afin d'amener une "épiphanie" chez ceux qui veulent la voir...

Mon intérêt pour l'art de la performance m'est venu il y a longtemps en réponse à la frustration ressentie face à la création de sculptures statiques, à mon désir de faire quelque chose pouvant exister à l'état de mémoire dans l'auditoire, plutôt qu'en tant qu'objet à visiter. J'ai toujours eu tendance à prendre position de façon émotive, à frôler les limites dans mon travail. Le Web est direct par nature, il s'agit seulement de créer un forum susceptible d'amener cet aspect à l'avant-plan.

skinonskinonskin est en fait le document d'une relation, ce que Michaël et moi avons eu le sentiment que nous pouvions faire ensemble. Wirefire est né de ce dialogue, les films suppléant à ce que le texte ne peut pas exprimer... Nous voulons vraiment inclure d'autres personnes avec nous. Nous sommes présentement en train de développer une application qui pourrait s'adapter à l'utilisation par d'autres, notre point de vue étant que le système développé pour Wirefire pourrait être employé de manières différentes de celles utilisées pour notre "spectacle".

S.P.: Ces performances, de même que plusieurs de vos oeuvres, possèdent un contenu très intime et très personnel. Comment voyez-vous ce rapport entre les aspects privé et public dans votre travail?

A.H.: Nous sommes des artisans et nous communiquons, non seulement avec les spectateurs de nos oeuvres, mais aussi avec nous-mêmes... À travers Wirefire, à travers skinonskinonskin, et les sensations que nous retirons de ces expériences, nous recherchons... quelque chose de particulier qui échappe, selon nous, à beaucoup de créateurs sur Internet.

Il existe une liberté dans ce médium qui est plutôt unique. Quelque chose qui, je l'espère ne sera pas ruiné du fait de la commercialisation du Web et de la place prise par les musées et les autres institutions, qui influencent les vues du public sur l'art en ligne. C'est la rencontre d'esprits indépendants qui a mené Internet depuis le début et c'est ce qui, selon moi, le rend si intéressant. Vous vous adressez à quelqu'un qui a toujours préféré les sites personnels des gens à n'importe quelle présentation en ligne fignolée, alors bien sûr,je crois au pouvoir qu'un individu peut détenir sur le réseau.

S.P.: Les artistes et les institutions paraissent de plus en plus préoccupés par la nécessité de trouver le meilleur contexte pour la création et la présentation de l'art Web. Quel doit être selon vous le rôle des institutions vis-à-vis des artistes du Web et de l'art Web? Comment peut-il être défini?

A.H.: Mes sentiments sont mêlés par rapport à cette question. À plusieurs égards, il semble que les institutions dérobent quelque chose que les artistes ont créé et l'utilisent pour acquérir une sorte de légitimité ou de police d'assurance contre l'extinction dans un système qui questionne de plus en plus leur utilité. Je me demande ce qu'il peut y avoir de positif pour l'artiste, étant donné qu'il semble que l'institution ait plus à gagner avec l'implication de l'artiste que l'artiste lui-même, en ce moment. Je questionne la manière dont notre travail est contextualisé quand il se retrouve dans de tels espaces.

Un autre problème est que les institutions doivent faire confiance à l'autonomie des artistes du Web encore plus qu'à celle des artistes relevant des médias traditionnels. Plusieurs artistes du Web ont apporté beaucoup d'attention à la présentation de leurs oeuvres telles qu'elles apparaissent et sont présentées en ligne. Le passage d'un large public, permis par le Web, à un public relativement restreint dans le cadre de ces institutions ouvre d'autres avenues aux créateurs du Web. Pourquoi ne pas laisser ce nouveau défi à ceux qui s'en occupent?

J'ai toujours favorisé la subversion de l'intérieur. C'est-à-dire qu'au lieu de me plaindre de l'injustice de la gentrification institutionnelle du Web, je préfère tenter de faire la preuve (et s'il le faut uniquement vis-à-vis de moi-même) des forces et des fautes d'un système et rester fidèle à mes convictions. C'est l'une des raisons qui nous a poussés à refuser de montrer skinonskinonskin à la Biennale du Whitney. Dans le commerce il y a toujours des compromis, et nous ne voulions pas assujettir mes sentiments, dans cette oeuvre en particulier, aux compromis exigés par les organisateurs de cet événement. En tant que créateurs de l'oeuvre, nous voulions avoir notre mot à dire dans sa présentation mais, dans ce cas, ce n'était pas possible, pas permis. Nous avons trouvé déraisonnable le fait que les commissaires puissent tenir pour acquises les conditions dans lesquelles les oeuvres de n'importe quel artiste doivent être exposées.

Mais c'est là un aspect des choses. Je ne suis pas forcément contre la collection, de la part des institutions, des oeuvres d'art Web, même si je suis convaincue que ces oeuvres possèdent un cycle de vie - d'une certaine manière, la beauté tient à sa nature éphémère, à sa mutabilité. Alors je joue le jeu, mais seulement jusqu'à un certain point. J'ai fait à peu près tout ce qu'on peut faire en ligne et je ne vais pas cesser d'expérimenter maintenant... avec autant de possibilités inexplorées, encore tant d'aspects non testés... C'est chouette de préserver cette situation telle qu'elle est.

Cette entrevue a été publiée initialement par Gallery9/Walker Art Center pour l'oeuvre An Anatomy réalisée par Auriea Harvey..
Nous remercions le musée de nous autoriser à la publier à nouveau.

 

 



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