ENTREVUE AVEC GRANULAR SYNTHESIS


Cette entrevue a été réalisée par Bernard Andreas Schütze le 14 novembre 1999 à l'Usine C, lorsque Granular Synthesis a présenté leur plus récente production, POL II, dans le cadre de l'événement Elektra.

Bernard Andreas Schütze: La première de vos oeuvres que j'ai vue a été Model 5 à ISEA 95, ici à Montréal. Je me souviens avoir été littéralement propulsé hors de mon siège par l'attaque des images et des sons hyper-syncopés. En comparaison, POL II est une oeuvre beaucoup plus contrôlée et plus complexe, qui développe plus avant votre utilisation des boucles, des échantillons et autres technologies numériques, avec pour résultat une esthétique nouvelle où image et son se voient fusionnés dans l'instant de leur projection. Davantage même que dans Model 5, POL II semble nous éloigner de la représentation pour entrer dans le royaume de la présentation, une sorte d'immédiateté rendue possible par ce qui se trouve être en fait un processus hautement médiatisé. Comment voyez-vous l'évolution de Model 5 à POL II à la lumière de cette relation entre représentation et présentation/immédiateté?

Ulf Langheinrich: Cela a beaucoup à voir avec la représentation. Ce qui a permis à Model 5 de si bien fonctionner était l'image du visage. Le visage est une image tellement primaire, un déclencheur d'émotion tellement évident. Ce que nous avons fait depuis est de travailler sur différents modèles... des modèles nous éloignant de Model 5. Nous tentons d'incorporer le temps d'une manière différente, et cela se révèle fort difficile du fait que les gens en sont venus à s'attendre à cette sorte de sensation forte. Ces dernières années nous avons été occupés à travailler avec des éléments qui ne possèdent pas d'emblée cette sorte d'impact émotionnel immédiat, qui ne créent pas ce lien direct au subconscient, et qui sont d'une certaine manière plus difficiles, moins directs et moins évidents.

Kurt Hentschläger: Au sujet de la question de représentation et présentation, je pense qu'il s'agit à la fois de représentation et de présentation en même temps. Ceci a beaucoup à faire avec le concept de la boucle (la boucle demeure notre matériau de travail premier, bien que non exclusivement), une boucle représente quelque chose, un échantillon, un matériau, n'importe, mais en même temps, à cause de la nature répétitive des boucles, à un moment donné vous vous trouvez à instaurer une nouvelle structure temporelle, un nouveau sentiment du temps. Vous quittez donc le linéaire, et vous êtes dès lors dans la présentation, dans la présence, et c'est très excitant. Vous composez avec ces deux questions en même temps et vous pouvez ainsi les ajuster, vous en servir comme outil. Dans Model 5 le sens de la présence a été une des forces majeures qui ont accroché le public. Il faut que l'oeuvre comporte le sentiment d'une présence humaine qui s'y trouverait représentée, et que pourtant vous ressentiez en même temps cette image projetée comme artificielle et synthétique. Mais ce qui est amusant est que l'idée d'une présence vivante et forte subsiste, quoique de cette étrange nouvelle manière re-synthétisée. C'est la clé.

B.A.S.: J'ai vu la première version de POL, alors intitulée POL Model 7, pendant ISEA 98 à Liverpool. Dans cette version plus ancienne, il semblait y avoir beaucoup plus d'éléments, l'oeuvre était plus encombrée et dispersée, à la différence de la version actuelle qui est plus dépouillée. Quelle a été l'évolution entre la version initiale de POL et celle montrée ici au public montréalais?

U.L.: Au début nous voulions créer un mur médiatique et en même temps un sentiment de sommet. Bien sûr Liverpool a constitué le premier stade, il s'agissait à ce moment davantage d'énergie accumulée, de manière très directe. Le stade où nous trouvons en ce moment je dirais vient du travail de Kurt sur le désespoir, le désespoir d'exister et la difficulté de maintenir une référence minimale à une présence humaine. Le problème est le suivant, à savoir comment maintenir une structure juste assez narrative pour fournir un tel point de référence. Ce point d'ancrage pour le public. Dans notre travail actuel nous avons réalisé que nous nous éloignions de plus en plus de toute forme de récit, même de récit court et minimal. Ce qui demeure est une forme narrative réduite au squelette, à peine un récit, seulement des fragments morcelés se répétant eux-mêmes. C'est très difficile, et encore une fois tout cela était beaucoup plus facile avec Model 5 qui comportait un développement plus narratif. Et pourtant dans POL nous avons le sentiment que, même si nous essayons d'en dire le moins possible en termes de structure narrative, il y quelque chose qui est dit. Parfois nous-mêmes nous ne sommes pas sûrs de ce qui est dit dans l'oeuvre, mais dans nos esprits il est clair qu'il y a quelque chose de bien distinct qui s'y trouve exprimé. En fait le terme "désespoir" n'était pas de nous originellement, quelqu'un nous a dit que cette oeuvre portait sur le désespoir, et nous avons eu le sentiment que c'était vrai, beaucoup plus que dans Model 5 qui traitait davantage de la sécurité et du confort.

K.H.: Cela a aussi à voir avec la disparition de l'humain, ou plutôt de l'être, pas même de l'être humain, mais seulement de l'être. Model 5 traitait du cyborg, cette créature homme-machine; cet être animé contrôlé à distance. Dans POL nous sommes beaucoup plus intéressés par l'idée d'un océan. Je ne veux pas dire un océan de données, parce que cela sonne très mal, mais en tout cas un océan où l'être se noie, disparaît en quelque sorte, une référence peut-être, mais à l'arrière-plan, il est sur le point de se perdre, il est sur le point de dire adieu.

B.A.S.: Après le spectacle à Liverpool, j'ai abordé une de mes collègues, une journaliste roumaine, et comme elle avait très peu vu d'art technologique, j'étais curieux de savoir ce qu'elle pensait de l'oeuvre. A mon interrogation elle a répondu: "Ce n'est pas de l'ART c'est la GUERRE!"

K.H.: (rires) Cela va devenir ma nouvelle citation favorite!

B.A.S.: D'une certaine manière, cette déclaration m'a amené à m'interroger sur la relation entre le pouvoir de la technologie et la politique. Par exemple en Allemagne des artistes et des critiques ont dénoncé certains aspects de la scène techno allemande comme ayant des ramifications fascistes potentielles réminescentes des ressemblements des années 30. Même si je trouve qu'il s'agit là d'une exagération, cela conduit à ré-examiner le pouvoir technologique selon une perspective plus sombre et plus sobre. J'ai le sentiment que votre travail sonne en quelque sorte une cloche d'alarme en exposant et en amenant les gens à réfléchir à cette question. Après tout vous avez dit que POL traite du désespoir. Croyez-vous que l'oeuvre s'intéresse indirectement à cette relation entre la technologie, le pouvoir et la politique?

K.H.: Je pense, (longue pause) que nous sommes évidemment obsédés par le pouvoir de la technologie. De par la nature même du travail que nous faisons. Nous oeuvrons dans ce domaine depuis plus de quinze ans maintenant, donc nous avons l'impression d'être des vétérans. Vous passez par toutes ces phases. Premièrement vous tombez amoureux de la technologie, vous ne pouvez ni manger ni dormir, puis vous êtes dégoûté, et puis vous recommencez encore une fois. Vous développez une attitude un peu plus saine envers le tout et puis vous vous retrouvez encore plus dans le bain en train de faire votre propre programmation et des choses de cet ordre. Mais dans l'ensemble cela vous rend tellement plus puissant; vous composez avec cette question de votre propre fantasme, votre fantasme de superpuissance, de pouvoir total... Je pense que c'est très politique, et c'est ce qui conduit notre entière société à se développer. Mais maintenant cette expansion est davantage une explosion parce que des millions de gens se sont embarqués dans une sorte de conspiration subconsciente; ils mettent toute leur énergie et leur labeur dans ce champ pour créer quoi... une planète parallèle? Peut-être, et une planète parallèle est simplement pareille à une planète réelle, elle a des côtés merveilleux et affreux, mais c'est seulement encore la vie, vous pouvez être positif ou négatif à son sujet, mais à la fin rien ne change réellement. C'est la chose amusante, tout cela se retrouve seulement traduit dans un autre champ.

B.A.S.: Pour changer, laissez-moi poser une question simple. A quoi réfère le titre POL?

U.L.: POL vient de sommet. C'est le mot allemand pour pôle comme dans Pôle Nord ou Sud. Un point extrême, une situation à son sommet culminant en un seul pôle.

B.A.S.: O.K. La prochaine question est loin des pôles, Nord ou Sud, puisqu'elle porte sur Vienne. Vous vivez et travaillez tous deux à Vienne et vous êtes associés à l'éclosion de l'art technologique issu de Vienne dans les années 90. Comment faites-vous le lien entre celui-ci et le passé viennois? Avec la venue au jour de créateurs tels que Mesmer, Freud, Schnitzler, le symbolisme viennois, Thomas Bernhard, l'activisme viennois, etc., on est en droit de se demander ce qui rend cette ville si propice au plongeon dans les profondeurs du psychisme? Vous semblez d'ailleurs poursuivre une telle tradition à l'aide de la haute technologie avec vos oeuvres les plus récentes telles que Noisegate, et bien sûr POL II.

K.H.: Il y a une réponse facile à cela. Vienne possède une énergie tellement plus sinistre (rires). Seulement en y vivant vous êtes très souvent confronté avec des formes d'énergie ni très aimables ni très positives. Mais néanmoins, ce sont des formes d'énergie intéressantes et excitantes. Peut-être est-ce également dû au mélange de gens que vous trouvez à Vienne. Vienne a pendant un bon bout de temps constitué un pot-pourri de plusieurs peuples, mais cette tendance s'est complètement et subitement interrompue à la chute de la monarchie. C'était comme si tout se voyait coupé. Et ce qui est demeuré a été une petite enclave de langue allemande. Un pays complètement amputé. La capitale s'est donc retrouvée au centre de cette petite entité appelée l'Autriche. Encore aujourd'hui les gens souffre de cette situation, ils ne l'ont pas encore surmontée...

B.A.S.: Le syndrome du membre de l'empire fantôme amputé?

K.H.: (rires) ...Oui, c'est comme si les gens ont été amputé au cerveau. Aujourd'hui à Vienne il existe un sentiment de paranoïa, les gens sont obsédés par les étrangers, ils veulent prétendre qu'ils vivent sur une île, ils veulent s'isoler, fermer les frontières...

B.A.S.: Ainsi, certains votent pour Haider et ses semblables.

U.L.: En effet, c'est tout à fait typique.

Traduction: Anne-Marie Boisvert

 

 



Courriel / email: courrier@ciac.ca
Tél.: (514) 288-0811
Fax: (514) 288-5021