OEUVRES ÉLECTRONIQUES no.10


Rachel Baker
Art of Work
1999
L'oeuvre de Rachel Baker intitulée "Art of Work" repose sur un jeu de mots. Le fait que celui-ci soit intraduisible tel quel en français reste sans importance: car chacun comprendra le sens de ce jeu qui est un jeu sur le "sens" des mots, où le détournement du sens fait place à un retournement des mots dans l'expression "Work of Art" (oeuvre d'art) qui devient "Art of Work". Or ce jeu de mot fait sens, en ce que ce qu'il illustre littéralement est bien ce qu'il veut dire: c'est un appel à un renversement, à un bouleversement du monde du travail, à son envahissement et à son investissement par l'art. On retrouve dans cette oeuvre de Rachel Baker (qui, aux côtés de Heath Bunting, loge à "irational.org", il ne faut pas l'oublier) ces mêmes aspects qu'on peut reconnaître comme typiques du travail des "artivistes" du net.art: à la fois ludique, ironique, critique et utopique, cete oeuvre en effet est plus qu'un simple jeu (de mots). Il s'agit ici encore, et ce dans la foulée de l'art révolutionnaire de la forme et du fond dont se réclament les artivistes, de "changer la vie", en usant des pouvoirs nouveaux que le Web leur fournit. Bien plus que la question du "1%" (proposant d'engager les grandes corporations à dépenser 1% de leur budget de construction dans des oeuvres d'art, qui en fin de compte ne jouent qu'un rôle de décoration), on peut retrouver dans AOW un écho du fameux slogan de "l'imagination au pouvoir" de Mai 68 (et qui a continué depuis à s'afficher comme graffitti - un art d'intervention prisé des artivistes).

Visuellement AOW adopte la forme d'un formulaire en différentes sections pour la constitution d'une base de données visant à assortir artistes et corporations. Son "look" sérieux et professionnel, avec pour seule couleur des rectangles au vert-bleu clinique de laboratoire, fait hésiter. Serait-ce "sérieux"? L'ambiguïté demeurera. Même si on remarque entre autres la petite touche ironique en haut à gauche sur toutes les pages, une illustration dans le style du dessin commercial datant des années 50, représentant une jeune femme qui répète: "business needs art". Par ailleurs, à mesure qu'on avance dans le questionnaire, les intentions perturbatrices de l'oeuvre se font jour: ainsi dans le test d'orthographe, où le choix des mots (come "agitation, bureaucracy, detournement, sabotage, surreal, proletariat, revenue, irational...") est, on le voit bien, loin d'être innocent; jusqu'à la dernière page intitulée "Work Resource Mismanagement" (du mauvais usage des ressources au travail), destinée cette fois ouvertement à "l'artiste/activiste", afin de lui permettre d'échanger des tuyaux sur les moyens "d'exploiter le lieu de travail" ainsi que de "l'améliorer en le perturbant, en renégociant l'espace,etc". Ainsi AOW constitue une oeuvre de net.art de plus qui insiste sur la vocation de communication et de collaboration du Web, où le texte demeure la donnée première plutôt que les images n'encourageant que la consommation passive.

Face à une oeuvre telle que AOW, on ne peut finalement s'empêcher de penser: serait-ce vrai, après tout? Est-ce que le Web aurait vraiment le potentiel que certains penseurs utopistes (comme par exemple le Français Pierre Lévy, ou même Natalie Bookchin et Alexei Shulgin dans "Introduction to net.art" commenté plus bas) lui attribuent de "refaire le monde"? Du moins on peut affirmer qu'avec le net.art comme arme, et des oeuvres comme AOW, l'Internet a le pouvoir de sérieusement (ou de ludiquement) le remettre en question.
A.M.B

 

Maurice Benayoun
Et moi dans tout ça ? 2
1996
(utilise java)
Si, avec Et moi dans tout ça ?2, Maurice Benayoun pose la même question une deuxième fois, ce n’est pas tant pour lui fournir une réponse que pour donner un autre visage à une interrogation insistante. En effet, le Web constitue un univers en croissance et en changement continuels qui échappe à une saisie, à une compréhension définitive et les questions qu’il suscite ne peuvent trouver de réponse finale. Or, l’accessibilité à ce moyen de communication et l’interactivité qu’il promet invitent chacun à identifier sa place et à mesurer ses possibilités réelles d’intervention dans ce tout ça, un monde chargé de contenus divers, qui ne s’accompagnent pas forcément du sens...

Dans Et moi dans tout ça ?1, l’artiste offrait l’occasion de manifester cette présence, d’exprimer cette volonté d’inclusion et d’intervention au sein d’une image du monde transformée par une action individuelle. Le geste de l’un pouvait anéantir celui d’un autre l’instant suivant, rendant l’effet de sa présence, temporaire, et sans impact durable. L’oeuvre met en évidence l'engloutissement de soi dans un tel territoire, la faible résonance que peut signifier chaque manifestation. La deuxième version de cette question présentée par l’artiste produit les mêmes effets en passant par l’écrit, abordant ainsi plus directement la question du sens. Le texte de la Genèse choisi par l’artiste, se trouve ainsi modifié par chaque participant, faisant du projet un ouvrage collectif comme le texte qu’il s’accapare. Ce choix repose aussi sur le contenu développé par le livre, portant sur la création du monde, mis à l’épreuve dans ce nouvel espace, ce nouveau monde à créer. La perte progressive de l’original porte à penser à l’instabilité de l’écrit et du savoir dans ce nouveau milieu qu’est le Web en comparaison avec le support imprimé.

L’oeuvre permet de constater que cette réappropriation du livre ne fait pas surgir le meilleur de chacun, et que les résultats d’une délégation du sens, d’une itneractivité sans balise, ne sont pas forcément du plus haut niveau. C’est pourquoi elle éveille le sentiment de responsabilité envers le potentiel de création sur le Web.
S.P.

 

Natalie Bookchin et
Alexei Shulgin

Introduction to net.art (1994-1999)
1999
Comme le rappelle Natalie Bookchin à Alexei Shulgin dans une récente conversation par courriel (janvier 2000), à propos de leur dernière collaboration (The Universal Page): "Je pense qu'il existe certaines similarités entre cette oeuvre et notre essai "An Introduction to net.art 1994-1999", en ce qu'elle peut être vue comme un manifeste et une défense pour un mouvement". Elle ajoute que de l'interpréter comme cynique serait une lecture superficielle: ce qui caractérise leur oeuvre est qu'elle constitue, à l'image des deux artistes eux-mêmes, "un mélange de conviction profonde et d'espoir dans les possibilités de ce nouveau médium (et dans l'art en général), inséparable d'une forte méfiance et d'une frustration causées par son battage publicitaire exagéré et ses nombreuses défaillances."

An Introduction to net.art 1994-1999 se présente de manière voulue comme une oeuvre tout à fait austère d'un point de vue visuel, composée d'un texte en langage HTML, sans illustration. Cette austérité constitue en elle-même une critique du bombardement visuel, de la surabondance matérialiste de ce qu'est devenu le Web à l'image de la société dont il est (de plus en plus) le produit. Et de fait, à la lecture de ce texte, on a tout de suite la conviction d'être confronté à un véritable Manifeste qui, dans la lignée des grands manifestes de l'art moderne, tels ceux des Surréalistes ou des Situationnistes, a pour grande visée la remise en question et l'effacement de la séparation entre l'art et la vie de tous les jours. C'est ainsi qu'"Introduction" définit et retrace schématiquement la jeune histoire (1994-1999) de la pratique artistique du "net.art" non seulement au niveau esthétique, mais aussi pour en souligner le pouvoir d'action et de changement au niveau social et politique. En ce sens cette oeuvre non plus ne saurait être qualifiée de "cynique": elle possède au contraire un caractère utopique et pédagogique, en même temps qu'humoristique et ironique. Natalie et Alexei y fournissent en effet la définition et les exigences du net.art dans un texte qui constitue un véritable syllabus (rappelons que Natalie est professeur et qu'elle a marqué le monde du net.art en donnant un cours sur le sujet et en publiant son syllabus sur le Web): "Introduction" est divisé en cinq grandes rubriques elles-mêmes subdivisées et resubdivisées, expliquant point par point 1) qu'est-ce que le net.art 2) comment en faire soi-même (l'esthétique/pratique DIY) 3) ce qu'il faut savoir 4) des trucs pour réussir en tant que "net.artiste moderne", suivi en 5) d'un "appendice utopique" pour "après le net.art".

C'est ainsi que le texte d'"Introduction" prend des allures de mode d'emploi - et c'est ici plus particulièrement que transparaît son humour et son ironie - en montrant par exemple (en partant du point 3.B.2.a jusqu'au point 3.B.2.h, car, oui, le texte est "à ce point" aussi ironiquement et "comiquement" détaillé!) comment l'art.net peut être utilisé comme un cheval de Troie pour investir et "posséder" les institutions tant du monde de l'art que du Web et de la société. L'oeuvre se veut ainsi - et réussit à être, de par sa forme comme de son contenu - plus une "réalisation" qu'une "théorisation", privilégiant la "communication" plutôt que la "représentation" (tâche traditionnelle de l'art et de l'artiste), en célébrant l'immédiateté, l'immatérialité et l'autonomie du net.art et en privilégiant la collaboration, la dissémination, la transmutation et la performance comme modes d'art/action.
A.M.B.

 

Heath Bunting
readme.html
1998
Lisez-moi, nous enjoint l'"artiviste" Britannique Heath Bunting dans le titre de cette oeuvre. Or cet ordre est à prendre au sens littéral, car avec read me Bunting se sert des pouvoirs de virtualisation et de trans-mutation du Web pour se faire texte, c'est-à-dire hypertexte. N'oublions pas non plus que le terme même de "read me" est celui du fichier d'instruction accompagnant un logiciel ou un outil téléchargés: ici l'hypertexte se confond avec ses propres instruction de lecture en se mettant lui-même en scène, ainsi que son auteur. Oeuvre magistrale en même temps que d'une simplicité diamantine, qui arrive à mettre en scène - en page, en écran - la quintessence même de son médium, l'Internet, qui demeure avant tout un (hyper)espace de langage (tant numérique que linguistique), de couches superposées, entrecroisées, que l'on lit en surfant, emporté par une vague de mots qui courent à la surface d'une mer de langage. Mais en plus read me met également en scène - en page, en écran - la place de l'artiste qui se doit se couler dans cette mer pour oeuvrer, disparaître pour apparaître, soulignant ici de manière à la fois poétique, ironique, critique et ludique, la tension, l'interpénétration du privé, du personnel, et du public, de l'invisible et du visible, qui caractérise ce médium encore plus que les autres - ainsi que la façon dont un artiste finit par se "fondre", se couler dans son oeuvre.

On lit ainsi dans read me "Heath Bunting", tel que décrit dans un texte biographique retraçant sa vie et son oeuvre. Mais ce texte est écrit, apparemment, par un "autre"(James Flint, The Telegraph, Wired 50), ce n'est donc pas Bunting "qui parle"; de plus, chaque mot du texte est souligné et ce soulignement, en faisant effectivement de chacun de ces mots des hyperliens, fait que l'artiste se dépersonnalise encore en se dissolvant non seulement dans la suite des mots d'un autre sur la page-écran, mais encore se trouve emporté de liens en liens dans les profondeurs abyssales du Web comme de celles du langage en tant que tel. Pourtant en même temps il est évident, ne serait-ce que par le choix du titre read me qu'en se mettant en scène dans les mots d'un autre Bunting se les réapproprie de manière ironique, de même aussi qu'en se dissolvant dans ce mot à mot de l'hypertexte comme autant de gouttes, goutte-à-goutte l'artiviste s'infiltre dans le Web qu'il finit ainsi par posséder et par "être" tout entier. En haut du texte à gauche, dans le coin opposé à l'URL du site, on peut lire en petits caractères : "Own, Be Owned Or Remain Invisible": la visibilité, la présence et l'action, sur le Web (et ailleurs), dépend ainsi d'un travail d'appropriation et de désappropriation, de mise en scène (en texte) et de dissolution, tel qu'illustré dans l'oeuvre Read me = Read Heath Bunting = Read the Web.
A.-M.B.

 

Claude Closky
Do want love or lust?
1997
À travers une suite interminable de questions personnelles, pareilles à celles des tests offerts par les magazines populaires, Do you want love or lust? nous entraîne dans un parcours sans fin, qui rappelle l’activité obsessive que peut devenir la navigation sur le Web. L’acte de choisir, synonyme de l’interactivité, fondé sur le plaisir d’exercer un certain contrôle sur les contenus présentés, s’avère rapidement frustrant, parce que la liste de questions proposée par l’oeuvre se prolonge toujours. Le geste répétitif et le choix limité de réponses font vite de cette expérience, une aventure perdant de l’intérêt. Le visiteur découvre plutôt que cette activité supposée libre, ressemble bientôt à une obéissance au processus pour lui-même, celui de cliquer sans fin, sans réponse, sans conclusion.

La promesse de révélation, de diagnostic, sans cesse reportée, et servant d’appât à ce questionnement n’engendra au bout du compte que frustrations. En effet, ce type d’interrogatoire qui promet de livrer une réponse personnalisée, s’appuie sur la nature intime du médium et la projection de soi, la recherche de soi, qu’il peut facilement susciter. La boîte noire face au spectateur paraît accueillir les aveux et confessions de façon impartiale, et bénéficier d’une croyance en l’impartialité de la machine, en la vérité qu’elle pourrait détenir. Hors du jugement que les individus peuvent forger, elle semble en mesure de définir, sans biais. Ici, la machine ne servira qu’à générer d'autres questions sans répondre, faisant allusion, en cela, à l'insatisfaction souvent ressentie lors de l'activité de recherche sur Internet, devant l’abondance de contenus et la pauvreté de plusieurs d’entre eux, bref devant l'absence de réponse à ses questions, devant l'absence de contenu, l'absence de signification.

L’oeuvre fait aussi allusion au manque de sens critique et à la complaisance qui s’installe aisément lors de la navigation sur le Web. Elle amène également à réfléchir sur la manière dont certains sites, fort habilement, en s’adressant à nous de façon personnelle, cherchent à nous retenir et à faire de nous les esclaves de leur appareil à cliquer.
S.P.

 

Janet Cohen, Keith Frank et
Jon Ippolito

Agree to disagree online
1997
(nécessite Shockwave)
À travers plusieurs projets communs, le trio Janet Cohen, Keith Frank et Jon Ippolito ont exploré les possibilités de collaboration dans l’adversité, trouvant dans l’opposition, un territoire fertile à la confrontation stimulante des idées. Dans Agree to Disagree Online, ces artistes ont conçu un projet qui permet de visualiser une conversation orageuse et multidirectionnelle à l’aide de la technologie Shockwave. Identifiés par leurs initiales et une couleur distinctive,chaque participant exprime son point de vue sur l’avenir réservé aux livres comme sur les formes que peuvent emprunter l’écrit pour ensuite dériver sur d’autres sujets, tout en faisant varier les niveaux de langage.

Par les thèmes abordés comme par la manière de les présenter, les artistes s’intéressent ici aux nouvelles structures du langage, à l’hypertexte, aux discussions à ouvertures multiples des listservs (threads), aux nouvelles possibilités d’expression visuelle du texte sur le Web. De plus, ce projet questionne la position qu’occupe l’individu dans ce nouveau territoire où chacun cherche à se tailler une place, à émettre des idées et à les débattre.

L’oeuvre offre un véritable portrait d’une conversation, par un ensemble de diagrammes illustrant les relations spatiales de chaque partie de l’échange, apportant une certaine clarté à une situation chaotique. Les flèches et les parcours qu’elles effectuent entre les auteurs, l’apparition et la disparition des énoncés, sont autant d’ingrédients, d’images, de figures qui parlent du caractère circulaire des échanges, des retours aux sujets discutés, des attaques, des sorties. Le nouveau contexte du Web et sa structure spatiale font ainsi l’objet d’une exploration sensible et stimulante. Le projet rappelle d’autres expériences du genre, notamment le Cyberatlas, un ensemble de cartes thématiques du cyberespace conçues par Jon Ippolito et présentées par le musée Guggenheim sur le Web. Un même souci de comprendre la nature de cet espace, sa structure et ses contenus, est à l’origine de ces propositions.
S.P.

 

Christina Goestl
Matrix.64
1999
(utilise Javascript, nécessite Shockwave)
Avec Matrix.64, Christina Goestl présente les «64 arts» du Kama Sutra, dans ses versions allemande et anglaise, sous la forme d’un tableau. L’oeuvre joue sur les notions d’accessibilité à l’information sur Internet, sur la disponibilité de contenus mêmes étrangers (sanskrit) et anciens (320-540 A.D) de même que sur la récupération et la transformation du matériel écrit sur ce nouveau support. L’artiste propose donc de faire bénéficier ses visiteurs aux enseignements du Kama Sutra en les intégrant à une structure nouvelle et en leur donnant la possibilité d’ajouter leurs propres contenus aux originaux. Il faut savoir que les «64 arts» sont le fruits de nombreux collaborateurs et qu’ils étaient destinés à être «améliorés» avec le temps. Le projet de Christina Goestl respecte donc, en quelque sorte, l’esprit de ces travaux tout en lui faisant adopter une forme qui contribue à en faire apprécier le sens grâce aux ressources de ce nouveau support.

À la consultation de ces textes, le visiteur se rendra compte qu’il s’agit bien plus qu’un ouvrage technique sur la sexualité, mais bien d’un guide sur le plaisir, qui intègre de multiples facettes de la vie tout aussi bien que des conseils sur la sexualité à proprement parler. Le «manuel d’utilisation» de l’oeuvre réalisé avec l’aide de la technologie Shockwave permet, non pas d’accomplir les actes décrits, mais bien de s’y retrouver dans cette nouvelle structure de l’écrit. Cette base de donnée est activée par chaque visiteur à sa guise et lui permet de créer des regroupement entre des «arts», de tisser des liens entre des textes portant sur la sexualité comme telle avec d’autres sur un autre aspect de la vie. L’accès aux textes se fait par un «close-up», un agrandissement qui nous livre, ici encore, non pas un contenu directement érotique, mais permet de prioriser un des arts, d’attirer l’attention sur un de ceux-ci puis sur d’autres, par le même procédé. Il y a donc un jeu de détournements des activités attendues qui se produit en complicité avec le visiteur.

L’oeuvre mise la curiosité, sur la recherche de connaissance, pour faire de ce parcours une activité ludique, elle même source de plaisir, entraînant le lecteur dans une aventure fort contrastante par rapport à la consommation facile d’images pornographiques sur le réseau. En ce sens, elle offre une alternative qui fait preuve d’ouverture d’esprit, d’humour, et de créativité, sur l’univers de la sexualité.
S.P.

 

Valérie Lamontagne
The Advice Bunny
1999
Si vous avez raté le passage du Advice Bunny dans votre entourage, ne vous en faites pas puisqu’il a trouvé refuge sur le Web et y continue ses activités de sage conseiller. Tout âme troublée pourra donc recourir, à toute heure du jour et de n’importe où, aux idées bienfaisantes de ce doux personnage moyennant la somme ridicule de 25¢ qu’elle s’empressera de donner aux plus nécessiteux...

Avec humour, Valérie Lamontagne crée un univers qui n’est pas sans rappeler les services de consultation offerts au public comme les pages du courrier du coeur dans les journaux, les lignes ouvertes à la radio ou les services 1-900. Elle s’intéresse aux phénomènes de l’ouverture de soi, de la recherche de soi et de l’échange auxquels donne lieu le Web. Ce projet prend appui sur les nouvelles possibilités d’expression (pages personnelles, courrier électronique, groupe de discussion) de ce médium qui font en sorte que tout un chacun peut discourir sur n’importe quel sujet à sa guise, devenir une figure d’autorité, au moins pour un moment, pour quelqu’un. En effet, le Web suscite ce type d’activités qui finissent par lui donner l’aspect d’un immense confessionnal, chacun se sentant plus libre, devant l’écran anonyme que face à un visage. De plus, The Advice Bunny, par la création d’un personnage, fait allusion à l’identité mouvante des individus à l’intérieur de ce territoire de même qu’au désir de devenir autre, de tester les avenues offertes par l’anonymat.

Dans cet univers rose bonbon, faussement naïf, l’oeuvre met au jour certains idéaux toujours présents sur le Web, malgré la colonisation de cet espace par le commerce et les intérêts économiques divers, c’est-à-dire l’échange entre les individus, la démocratisation de l’information et l’occasion de construire un monde meilleur.
S.P.

 

Olia Lialina
My Boyfriend came back from War
1996
Très rapidement dans l’évolution du Web, les fureteurs les plus connus (Netscape 2.0, Explorer 3.0) ont donné la possibilité de lire les cadres (frames) permettant d’effectuer une mise en page plus dynamique des fichiers html. En divisant la surface en zones et en permettant à des régions de demeurer à l’écran tandis que d’autres pouvaient être retirées et remplacées, les cadres ont grandement contribué à vitaliser cet espace. Un des projets artistiques les plus marquants fondés sur cette utilisation est sans contredit l’oeuvre My Boyfriend came back from War, de l’artiste Olia Lialina parce qu’elle fait preuve d’une compréhension des possibilités narratives, voire dramatiques, d’une telle technologie qu’une esthétique sobre vient rehausser.

L’image d’un couple assis dos à dos constitue ce "cadre de référence" tout au long du déroulement de L'oeuvre. Cette image ne progressera donc pas, et le rapport entre les individus représentés restera malgré tout inchangé même si toute une activité se produisant autour des personnages viendra affecter notre lecture sur cette relation. L’autre partie de l’écran se divisera donc en zones, puis en sous-régions, séparant ainsi les conversations qui ont cours en énoncés occupant autant de cases, de plus en plus petites, de plus en plus etouffées. Chacune des conversations constitue un parcours que le lecteur peut emprunter mais qui finira toujours de la même manière, par une fenêtre complètement noire, figurant chaque fois une possibilité qui s’obscurcit, une voix qui s’éteint, dans l’incompréhension, l’incommunicabilité ou le malentendu. L’attente, l’espoir perdu, la disparition forment autant la trame narrative de l’oeuvre qu’ils caractérisent les effets produits par l’emploi des cadres. Ils travaillent donc en correspondance active de façon à accentuer le caractère dramatique d’une manière très efficace.

Dans un texte fort intéressant, le critique Lev Manovich crée un rapprochement entre l’utilisation des cadres dans cette oeuvre et la technique du montage au cinéma, profession qu’exerce l’artiste. Avec le temps, les développements de l’informatique et du Web facilitent des passages plus évidents entre le cinéma et le Web et nombreux sont les sites faisant un emploi des technologies maniant « l’image en mouvement», mais pas toujours de manière convaincante... En comparaison, l’oeuvre d’Olia Lialina possède l’ intensité poétique et dramatique des grandes oeuvres du cinéma à ses débuts précisément parce qu’elle a été réalisée en accord avec la nature de son médium.
S.P.

 

Sabine Mai
Private Property
1999
(nécessite Shockwave Flash)
Dans son oeuvre Private Property, Sabine Mai met en scène sa table de chevet avec les objets familiers qui s'y sont retrouvés, dit-elle, comme de leur propre chef: "some stuff decided to live with me". Le visiteur a ainsi d'abord droit à une vue d'ensemble de la table dans son entier près du lit que l'on n'aperçoit, quant à lui, que partiellement mais suffisamment pour nous faire deviner qu'il s'agit, du moins peut-on l'imaginer, de la chambre de l'artiste elle-même. Nous nous retrouvons de ce fait transformés, nous les visiteurs, en voyeurs plus ou moins consentants - sans doute plus que moins, si l'on se reporte au titre de l'oeuvre, Private Property, pareil à l'avertissement souvent affiché et dont le rôle est de prévenir toute intrusion... or cette fois, il y a paradoxe, ce titre étant accolé à un site Internet ouvert par le fait même de ce médium à tout venant, et d'autant plus qu'il s'agit d'une "oeuvre d'art" qui par définition s'offre à la contemplation de tous: nous sommes donc amenés à passer outre à l'avertissement du titre, d'autant plus qu'en lui-même ce genre d'avertissement génère toujours une tentation, un désir de transgression qui pousse à aller voir "quand même" au-delà - ce qui est défendu étant toujours, partout et en tout lieu, a priori plus intéressant à (entre)voir. C'est bien entendu en toute connaissance de cause que Sabine Mai joue ici sur une des tensions les plus essentielles au Web, à savoir le rapport entre le privé et le public, l'intime et l'extérieur.

Sur le côté droit de la page, une liste des objets accumulés sur la table nous invite à cliquer sur chaque objet en particulier afin de le voir, grâce à la technologie Flash, littéralement grossir à vue d'oeil pour apparaître sous nos yeux en gros plan. Nous nous voyons ainsi offrir la "chance" d'une intrusion encore plus marquée - une intrusion soulignée encore davantage par la vision de ce mouvement même qui anime cette sélection et ce grossissement: car, au lieu d'avoir accès à de simples photos préexistantes en gros plan, l'animation nous permet de visionner ce mouvement d'intrusion en train de s'effectuer, instaurant ainsi dans l'oeuvre une idée de temporalité. L'oeuvre "a donc lieu" au moment et du moment que l'on clique, et que l'on met par là en rapport, que l'on fait se rencontrer, s'interpénétrer, notre espace, notre champ de vision, et l'espace de l'oeuvre qui apparaît sur notre écran. Enfin, la vue de ces objets assemblés au hasard, en même temps que la possibilité pour nous de les choisir tour à tour, et surtout de les contempler "en situation", par exemple accolés les uns aux autres d'une certaine manière, pour la plupart proches d'autres objets qui eux ne sont pas répertoriés (ainsi le verre à vin, vidé, est posé sur un billet de train, les craies proches d'un dessin qu'elles ont sûrement servi à créer, etc.), tout cela suggère inévitablement l'idée d'une ou de plusieurs histoires, dont ces objets constitueraient les fragments, les témoins, les résidus, et qu'ils peuvent (nous) servir à imaginer, à inventer, à défaut d'en apprendre exactement les tenants et aboutissants. Car l'artiste elle-même avoue (ou prétend) ne plus s'en souvenir, affirmant, comme nous l'avons vu, que ce sont ces objets qui ont "choisis" d'être là. Ainsi l'oeuvre de Sabine Mai nous rappelle-t-elle la fragilité de ce sentiment de "propriété privée", de possession de notre intimité qui au contraire sans cesse nous échappe, et que souvent seul le regard des autres peut nous aider à ressaissir. C'est ici que le Web, en offrant la possibilité d'une mémoire numérique en même temps que celle d'une interaction intersubjective toutes deux pratiquement illimitées, apparaît comme un moyen privilégié pour une telle reconquête. Et c'est bien ce que nous dit Sabine Mai dans le petit texte de présentation qui accompagne son oeuvre.
A.M.B.

 

 

Commentaires rédigés par Anne-Marie Boisvert et Sylvie Parent

 

 



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