ANTHROPOPHAGIE


L'anthropophagie, telle que la conçoit le premier le moderniste brésilien Oswald de Andrade dans son Manifeste Anthropophagique de 1928, est un processus ouvert de transformations dynamiques dans lequel l'identité n'est jamais fixe mais toujours ouverte aux transmutations. Le résultat est un réservoir d'hétérogénéité. La conception européenne du cannibalisme est celle d'une pratique tabou, qui décrit l'autre comme barbare, païen et en dehors de la civilisation; une pratique dans laquelle l'autre est constitué comme altérité radicale et menaçante. À cette négation de l'autre l'anthropophagie oppose une assimilation joyeuse de l'autre sans discrimination. "Je suis seulement intéressé par ce qui ne m'appartient pas" proclame le Manifeste. À l'opposé du complexe oedipien européen centré sur la famille, il propose une véritable compote comestible ouverte à tous. La stratégie anthropophagique implique à la fois la consommation de ce qui est désirable, afin de se l'assimiler, ainsi de ce qui est détestable afin de s'en débarrasser. Cette façon de voir rappelle également l'observation importante de Claude Lévi-Strauss à l'effet que:
"À les étudier du dehors, on serait tenté d'opposer deux types de sociétés: celles qui pratiquent l'anthropophagie, c'est-à-dire qui voient dans l'absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables, le seul moyen de neutraliser celles-ci et même de les mettre à profit ; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce qu'on pourrait appeler l'anthropoémie (du grec émein : vomir) ; placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social...»

À la lumière de cette rapide vue d'ensemble, la raison pour laquelle j'estime que l'anthropophagie et l'anthropoémie peuvent être rapprochées des tendances actuelles en net.art, en net.activisme ainsi que du raid corporatif du cyberespace, doit paraître claire. Le vocabulaire cybernétique lui-même est rempli de termes connotant l'ingestion et la digestion: entrée de données, compression de chiffres, traitement, rétroaction, etc. Cependant, la connexion anthropophagique-cybernétique ne repose pas seulement sur ces analogies lexico-mécaniques, mais plutôt sur la modalité de l'alimentation et du manger au sens culturel large. L'appétit infini manifesté par les multiples rachats de corporations sur le Net témoigne évidemment d'une nature anthropoémique - gardez ce dont vous avez besoin, vomissez l'indésirable. Le turbo-capitalisme ne peut pas digérer l'altérité et en conséquence transforme tout en une image de lui-même. Absorption meurtrière, rachats hostiles et expulsion indifférente. C'est en contraste avec une telle stratégie que l'on peut situer les activités des groupes mentionnés ci-haut dans la lignée des contre-tactiques anthropophagiques. Alors que ®™ark et Mongrel s'attachent à combattre l'approche du type "les loups se mangent entre eux", JODI, m9ndfukc et le Shredder de Mark Napier sont allés planter, quant à eux, leurs dents croqueuses de codes dans les info-entrailles du loup, de la bête en question. Les premiers peuvent être dits avoir adopté une macro-stratégie dans laquelle les pratiques propres au Web sont déployées afin de contrer les structures de pouvoir plus larges des corporations et l'insidieux racisme qui en découle. Alors que les derniers nommés ont plutôt transposé les tactiques cannibalistiques directement dans le ventre de l'Internet, en mettant en oeuvre des machines dévorantes dynamiques, mangeant et déchirant traversent les frontières, pour produire une série de résultats mutants.

 

 



Courriel / email: courrier@ciac.ca
Tél.: (514) 288-0811
Fax: (514) 288-5021