ENTREVUE AVEC VICTORIA VESNA


Sylvie Parent: Dans le cyberespace, nous sommes présents dans un monde sans notre véritable corps. Votre oeuvre Bodies INC. traite précisément de la perte du corps, de l'absence du corps dans le cyberespace. Elle met en lumière l'attachement que nous éprouvons envers notre corps et table sur notre désir d'en recréer un dans cet espace. Comment et quand en êtes-vous venue à vous intéresser à ces questions dans votre travail?

Victoria Vesna: Malgré que je puisse facilement retracer chez moi une fascination constante au sujet du corps, si je voulais retrouver le moment où cette trajectoire particulière a débuté, je me devrais de mentionner celui du tremblement de terre de Los Angeles Northridge en 1994. Les habitants, tout comme les auditoires éloignées sur leur poste de télévision, ont été horrifiés de voir les autoroutes s'effondrer en de gros morceaux de béton en l'espace de quelques secondes. Les communications ont émigré dans le domaine "virtuel", les lignes analogues se voyant détruites alors que l'Internet et les téléphones cellulaires devenaient la connection obligée au monde "réel". J'ai été aussi fascinée par le fait que le silicone en tant qu'élément se retrouve dans le béton tout comme dans les corps "augmentés" d'Hollywood ainsi que les puces qui génèrent le cyberespace. À l'époque le Visible Human Project recevait beaucoup d'attention de la part de la presse également.

Inspirée par tout cela, j'ai commencé à travailler à une oeuvre intitulée Virtual Concrete (1995). Des images de corps masculins et féminins (le mien) ont été pris en photo, convertis en nombres, manipulés, imprimés, et placés sur du béton. Une fois "bétonnisés", concrétisés, les corps, pourvus d'une physicalité, pouvaient être acceptés par le monde de l'art et faire leur entrée dans la galerie ou l'espace du musée, un espace où l'objet est d'habitude considéré comme sacré et intouchable. Je voulais que le public marche sur les corps en pure irrévérence, qu'il empiète sur l'oeuvre en se déplaçant, une oeuvre ressemblant de façon troublante à une fresque "sacrée".

L'interactivité avec l'oeuvre physique s'est révélée être un succès: les gens ont marché, ont rampé sur le béton, suscitant des sons et saluant de la main la caméra. Sur le Web cependant, je me suis rendue compte que le seul fait de contempler les actions des gens dans la galerie au moyen de la caméra n'était pas suffisant. Puisque l'idée centrale du projet était de remettre en question le concept occidental traditionnel d'un corps "réel" et "virtuel" dans le cyberespace, j'ai décidé qu'une bonne manière d'étendre l'interactivité serait pour l'auditoire à distance de créer leurs corps. Un simple questionnaire CGI a été affiché sur la même page Web où le vidéo de l'installation pouvait être visionné. Les participants se faisaient demander leur nom, leur sexe et ce que le corps signifiait pour eux. À ma surprise, il y a eu plus de mille corps de "commandés" dans l'espace de deux semaines. Bientôt, les gens demandaient à "voir" les corps qu'ils avaient "commandés".

La demande persistante de la part de l'auditoire de "voir" leur corps m'a stupéfiée, et je me suis retrouvée dans une impasse créative pendant des mois. J'ai été frappée par le besoin des gens de voir leur projection dans le cyberespace et il m'a fallu acquérir une compréhension de ce besoin avant de répondre. J'ai commencé à faire des recherches sur les manières dont les artistes et les théoriciens abordaient les notions d'identité et, en particulier, en relation aux espaces reliés par réseaux. Cela m'a conduite à considérer l'émergence et la signification des "avatars" et les antécédents des "cyborgs".

La combination des notions d'avatars, de cyborgs et de l'Internet a conduit à faire apparaître la notion de "posthumain" où l'information est privilégiée par rapport à la chair avec toutes ses limitations. Cela présuppose également la séparation du "réel" et du "virtuel" dont j'ai parlé dans Virtual Concrete. Les êtres humains sont perçus comme de l'information comme il est démontré dans le Visible Human et le projet du génôme humain ou comme des entités de traitement de l'information - comme une abstraction.

S.P.: Dans le cyberespace nous affirmons surtout notre présence au moyen du texte, de l'information, nous devenons information. Bodies INC. donne l'occasion de retrouver un corps, de construire un corps, même s'il est illusoire, ou virtuel. Quand le participant remplit le questionnaire, il écrit un texte qui sera converti en une image 3D de son nouveau corps. Je trouve fort convaincante et exemplaire l'utilisation de la technologie 3D pour le Web dans cette oeuvre, ce qui n'est pas toujours le cas... Elle contribue à exprimer ces idées de manière très appropriée. Qu'est-ce qui vous a intéressée dans le VRML?

V.V.: Bodies INC. constituait une réponse au besoin de l'auditoire de "voir" leur corps, issu de la recherche sur les MOOS, les mondes à multi-usagers (multi-user worlds), les cyborgs et les avatars. Je ne voulais pas simplement renvoyer ce qui était demandé, mais répondre de manière à amener l'auditoire à examiner leur relation à l'Internet et la signification de la représentation en ligne.

Quand j'ai mis le questionnaire en ligne dans Virtual Concrete demandant à l'auditoire de "commander" leur corps imaginaire, il ne m'est jamais venu à l'esprit de conduire cela beaucoup plus loin du domaine conceptuel. Mais j'étais intriguée par le besoin d'être représenté graphiquement, et même davantage de voir ces corps acquérir une vie, en quelque sorte, qui leur soit propre. Ce fantasme est un de ceux qui peuvent être aisément manipulés de manière commode pour l'obtention d'informations personnelles à d'autres fins. Cet espace apparemment démocratique était en fait gouverné par de grosses corporations, et à mesure que nous y devenons INCorporés, nous entrons aussi dans un état collectif qui peut équivaloir à une perte d'identité. Ultimement les mondes graphiques 3D constituent une manière commode pour la collecte d'informations, leur emmagasinage et leur utilisation. C'est un marché, c'est un espace imaginaire.

Je voulais objectifier le corps, pour lui permettre d'être manipulé et analysé, alors il fallait que ce soit en 3D. Les armatures du corps sont un don de Viewpoint Datalabs. Ce sont des scans en 3 dimensions qui sont utilisés pour les images en médecine. VRML constituait le meilleur choix à l'époque, sans mentionner le fait que je collaborais avec un programmeur époustouflant, Nathan Freitas, qui connaissait tout du VRML.

S.P.: L'oeuvre peut susciter beaucoup de fantaisie et repose sur la tendance à nous projeter nous-même dans le cyberespace, à expérimenter et à tricher avec notre identité. Je pense, non seulement au changement de sexe rendu possible, mais aussi au choix donné au participant de textures différentes pour chacune des parties du corps. Les corps résultants peuvent être fort étranges, inquiétants. En ce sens, le participant est franchement projeté dans un monde d'avatars, de substituts dont les existences sont conçues seulement pour cet espace. Ainsi la construction du corps devient non plus tellement une question de restoration mais de création.

V.V.: À l'entrée du site principal, les participants sont invités à créer leurs propres corps et à devenir "membres". Ils ont le choix de douze textures avec les significations qui s'y rattachent, qui sont une combinaison de propriétés alchimiques et de stratégies de marketing. Je suis intéressée à amplifier la contradiction de notre projection dans le cyberespace. L'identité est localisée quelque part entre les instincts d'entrepreneur et les tendances utopiques. Le titre Bodies INCorporated est un jeu de mots. "Bodies" est accompagné d'un symbole de copyright et "INCorporated" fait référence à la racine "corpus" tout en faisant allusion à une corporation. Il était pour moi très important de passer du "corps (body)" singulier au "pluriel (bodies)". Les corps sont INCorporés dans l'Internet et leur information est copyrightée. Mon but était de créer un espace contrôleur où la signature de documents légaux et l'entrée de données personnelles deviennent une expérience émotionnelle. Le logo du projet est une tête en bronze avec un signe de copyright sur son troisième oeil, signifiant la contradicton inhérente aux efforts pour contrôler le flux d'informations. Une fois que les participants entrent dans le projet, ils cliquent à travers une série de notifications légales. Ces avis légaux ont été empruntés au site de Disney et modifiés. L'idée de départ est que les gens ne lisent pas les documents qui, au fond, peuvent leur enlever tous leurs droits. Ceci vise à alerter les participants sur les questions légales suscitées par leur navigation à travers un espace d'information.

S.P.: Les choix donnés au participant sont multiples et néanmoins, limités. Ils donnent l'illusion du choix. Cependant, la procédure devient rapidement restrictive. Il n'y a qu'un certain nombre de morceaux de corps et de textures avec lesquels jouer. Comme le participant s'engage plus avant dans cet environnement, il/elle peut aussi décider de la destinée du corps créé. Ainsi, Bodies INC. en appelle au désir de contrôler notre corps, en même temps que sa naissance et sa mort.

V.V.: Mon intention était de créer un espace très restrictif, dictatorial. Une fois signé les documents légaux, vous n'avez plus de droits désormais dans le projet. Vous vous faites promettre quelque chose tout au long et ne recevez rien en retour, mais l'information vous concernant demeure et elle est presque impossible à effacer. Le procédé d'effacement est fastidieux et long. Vous devez construire une tombe avec les puces du VRML , écrire une notice nécrologique et sélectionner une méthode de mort dans les archives du crime. L'effacement est réel et douloureux.

S.P.: L'oeuvre met aussi en lumière le fait que le corps est devenu quelque chose qui est possédé, une propriété, quelque chose pour lequel vous pouvez magasiner.

V.V.: Nos corps sont réduits à de l'information et celle-ci se trouve distribuée et récoltée à travers les réseaux. Qui possédera votre code génétique?

S.P.: J'aimerais revenir sur la construction du corps qui prend place dans un contexte aux allures très corporatives. Le participant doit lire des questions légales, devenir un membre, remplir des formulaires. De ce point de vue, Bodies INC. réfère également à la manière dont le Web est devenu colonisé par le commerce électronique.

V.V.: C'est quelque chose que j'anticipais étant donné que le projet était déjà en place en 1996. Quand il est paru à ses débuts, il se démarquait du reste. Maintenant, il semble presque être un miroir réfléchissant plusieurs des sites de ecommerce, aussi amusant que cela puisse paraître.

S.P.: Bodies INC. est un énorme projet, le résultat de travaux antérieurs installés dans des espaces réels. C'est un projet en cours et qui constitue une base pour plusieurs autres projets. Par exemple, il a conduit à ZKM Bodies, une oeuvre qui est, en ce moment, présentée à ZKM dans le cadre de l'exposition Anagrammatic Body conçue par Peter Weibel. Pourquoi ressentez-vous le désir de retourner à l'installation? Quelles sont les relations entretenues par Bodies INC. face à d'autres projets?

V.V.: Showplace a été conçu pour la mise en oeuvre d'expositions non seulement en ligne mais dans des espaces physiques privilégiés tels que les galeries et les musées. Les invitations à exposer étaient directement adressées aux gens qui en prenaient connaissance via le Web, et non à travers les voies de communication habituelles du monde de l'art. Mon problème était comment exposer dans l'espace d'une galerie et ne pas compromettre l'oeuvre conçue pour exister sur le Net. Cela reste très insatisfaisant de simplement mettre un ordinateur avec une connection et un projecteur dans une galerie. Je suis arrivée à la solution de ce problème durant une des premières installations de Bodies INCorporated au Santa Barbara Museum. Des corps créés par des gens de l'endroit également invités à l'exposition ont été projetés sur le plafond du musée. À mon grand plaisir, j'ai trouvé qu'ils traitaient cela comme un événement spécial, amenant leurs amis et leur famille pour voir "leur" corps exposé dans un espace culturel privilégié. L'auditoire s'est vue détachée du fond et devenir un élément de l'exposition. J'ai réalisé que cela pouvait devenir une nouvelle forme de portrait et décidé de développer plus avant cette approche. Pour l'exposition au San Francisco Art Institute en 1997 j'ai recherché des courriels avec des noms de domaine, basés à San Francisco, de gens ayant créer des corps à San Francisco et je les ai informés de leur participation à cet événement. J'ai mis les corps sélectionnés sur des diapositives et les ai projetés sur les murs et les colonnes de la galerie en même temps que le site Web se trouvait projeté sur le mur principal. Ces corps ont été privilégiés de par leur emplacement et ont obtenu davantage de place dans le cadre du projet comme récompense.

Cette stratégie s'est révélée être un succès et j'ai décidé de la pousser un peu plus loin pendant ma période de résidence à la Art House de Dublin l'année suivante. J'ai demandé au commissaire de prendre des rendez-vous avec des gens qu'il jugeait importants dans son environnement immédiat. Dans la galerie, je rencontrerais les gens, leur parlerais et les aiderais à construire un corps. À la fin de mon séjour, ces corps ont été mis sur des diapositives et projetés sur l'extérieur de l'immeuble durant l'ouverture. Il s'est trouvé que je n'étais pas présente pour cet événement et ai seulement entendu plus tard qu'il a été couronné de succès. J'ai aimé que le spectacle soit centré sur les participants et non sur l'artiste. Cette approche est devenue à la fois performative et participative tout en localisant un médium qui a de manière inhérente, pour sujet, la distance et la globalité.

En plus des quatre espaces, un lieu de discussion a été ajouté en même temps qu'un tout nouveau Marketplace. Le lieu de discussion n'a jamais été conçu pour permettre aux gens de communiquer les uns avec les autres mais plutôt comme un simple espace avec des citations de philosophes morts. Quoique quelqu'un puisse taper, il y a une réponse automatique. Il faudrait noter que ces citations sont un résultat direct de ma recherche. Le Marketplace est un espace qui reprend l'idée de l'échange de données et de mise en marché de "produits" comme des t-shirts et des casquettes décorés d'un logo de copyright. Ici les participants peuvent avoir l'illusion d'accumuler davantage de parts dans le projet.

Quand j'ai été invitée à participer à la grande exposition net condition show, j'ai décidé de faire ZKM Bodies. J'ai demandé à Peter Weibel, le commissaire de l'exposition, de faire une liste de gens qu'il considérait importants dans son environnement immédiat. Je suis allée à Karlsruhe pour rencontrer tout ce monde en personne, et les aider à contruire leurs corps. Ce qui est particulièrement important dans cette dernière oeuvre est que ces gens sont étroitement liés les uns avec les autres et très occupés. C'est le début de la création d'une série de bases de données de gens interconnectés que je planifie d'utiliser dans mon futur projet, Community of People with No Time. Anagrammatic Bodies a suivi net_condition, avec pour commissaire également Peter Weibel dont le corps INCorporé est appelé Anagram.

Deux aspects ont continué à m'intriguer à propos de l'oeuvre: la base de données toujours en expansion se voyant générée sur l'Internet et la récente demande pour une "communauté". Les deux questions influent de manière directe sur la conceptualisation de l'Information Personae en même temps que le projet Datamining Bodies.

Mon approche en ce qui a trait à l'exposition dans les espaces physiques a toujours été spécifique à chacun des sites et je considère particulièrement comme un défi la création d'installations qui soient connectées d'une certaine manière au réseau et traitent aussi de l'espace local et des gens. Pour moi le Net est un espace très performatif et je projette de faire également une performance. Je suis intéressée à étendre l'idée des réseaux aux systèmes cellulaires, sociaux. L'Internet est un merveilleux médium pour l'exploration de ce genre de travail, mais je ne suis définitivement pas intéressée à être une artiste pour fureteur en plat 2D. Mon travail est conceptuel avant tout.

Voir le site Web de l'artiste et son oeuvre Bodies INC.
Voir également le commentaire rédigé par Valérie Lamontagne sur Bodies INC. publié dans la 8e édition du Magazine

Traduction: Anne-Marie Boisvert

 

 



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