OEUVRES ÉLECTRONIQUES no.12


Apsolutno
Absolute Sale
1997
Avec un humour noir et une "insoutenable légèreté", Apsolutno a inauguré une enchère virtuelle de lots qui ont leur origine dans les pays de l’ex-Bloc de l’Est. À la lecture des règles de cette enchère, tout paraît se dérouler très bien, les règles sont énoncées de façon claire et directe. Il s’agit de suivre les instructions et de choisir son mode de paiement. Pourtant, le visiteur se rend compte soudainement que les articles en vente sont des êtres humains, pour la plupart des artistes de cette région du monde. En ce sens, la vente devient, en effet, une action radicale, «absolue»…

Une fois à l’intérieur du site, un panneau de signalisation avec l’inscription HUMAN (rédigé en anglais et dans la langue du pays d’où provient le lot) apparaît au centre de l’écran. Par la suite, une carte de l’Europe, continuellement sous les yeux, se charge de questions. L’image silencieuse, inébranleable, inexpressive de cette carte agit comme une éponge absorbant l’information concernant les lots et autres détails sur les ventes qui prennent place dans une autre fenêtre où se tiennent les enchères. Tandis que les informations sur les enchères s’accumulent dans cette fenêtre, la carte change le récepteur en transmetteur, en le confrontant simplement par le fait d’être là, de poser des questions et d’envoyer des messages sans que ceux-ci soient explicites. Cette carte, immobile, accrochée à l’écran, est une réalité en suspens qui se charge de significations. Sa légèreté initiale se transforme en un poids jeté dans les mains du visiteur, son silence se transforme en appel au réveil. Considérée dans le contexte d’Absolute Sale, les mots « je n’ai jamais vu le visage et c’est ce que j’ai toujours voulu. Je n’ai jamais vu le visage et c’est ce que je crains le plus » (dans la section "About" du collectif Apsolutno) résonne tel un signal d’alarme concernant l’usage de l’Internet comme loupe encore inutilisée et au travers laquelle nous pouvons voir la réalité de nouvelles manières révélatrices pour lesquelles nous sommes encore peu préparés.

L’utilisation de mots froids et secs est maintenu dans tout le projet, même lorsqu’il s’agit de la description/l’identification des lots. La présence limitée de deux signes visuels (la carte et le panneau de signalisation) dans cet univers contrôlé empêche le projet de dévier vers une sur-dramatisation à laquelle la nature du projet pourrait mener. De plus, les lots sont des personnages à moitié fictifs, des artistes de l’ex-Bloc de l’Est. Les acheteurs n’ont pas à se préoccuper puisqu’ils ne verront le visage de celui/celle qu’ils ont acheté que dans une vingtaine d’années car les lots sont nés en 2001 et ne seront disponibles qu’au moment où ils auront atteints l’âge adulte. Cet astucieux renversement des choses, typique des œuvres du net.art, dans la manipulation du concept d’identité/non-identité empêche le projet de sombrer dans la complaisance et le cynisme.

Absolute Sale traite de questions entourant l’Europe divisée/unie d’une manière critique en faisant référence aux idées, idéologies et aspirations géopolitiques et économiques qui sont acceptées comme des vérités absolues et ne laissent pas de place pour l’identité individuelle. À partir d’un point de vue post-totalitaire, post-communiste de l’ex-Bloc de l’Est, les artistes remettent en question non seulement ces faits absolus mais aussi les activités commerciales qui ont cours dans le cyberespace. Dans ce projet, l’Internet est révélé comme un outil critique et un médiateur au sein de ce champ de bataille d’intérêts et de croyances. D’un côté, il donne libre cours à des tendances destructives de globalisation de s’exercer et de l’autre, à l’ethnocentrisme; ces tendances dévastatrices étant précisément celles qui extrait l’individu de sa nature humaine, c’est-à-dire de son identité ancrée dans la vie.

Dans un contexte d’enchères, l’œuvre fait aussi place à une vision post-net.art-ex-européenne-de-l’est. Comme le faisait remarquer Lev Manovich dans la conférence électronique parue dans Artmargins , "Roundtable Ten Years After": "Il se trouve que ces pays ont quelque chose à apporter à cette société globale dans certains domaines : de nouveaux consommateurs, des employés à bon marché, des musiciens et athlètes très bien entraînés (dans le cas de la Russie) et des millions d’épouses de l’Internet qui consentiraient à s’unir à n’importe qui pour quitter l’Est. Par ailleurs, dans le champ de l’art, la longue isolation de l’Est en rapport à l’Occident a eu un effet négatif. Elle a eu comme résultat d’exclure l’art du marché culturel dans son ensemble. Une seule exception, au sein de cette culture artistique globale des années ’90 est le net.art. qui a bénéficié de l’absence d’une Mafia institutionnelle à l’Ouest et du support financier de la Fondation Soros, une situation qui a permis à un grand nombre d’artistes de l’Est de devenir des joueurs internationaux de marque. Par contre, aujourd’hui, nous assistons à l’institutionnalisation rapide du net.art à l’Ouest, ce qui aura pour effet, probablement, de marginaliser les joueurs de l’Est encore une fois."
R.D.

 

Vuk Cosic
contemporary ascii
1998-
Ayant mis de côté la création de net.art ("le net.art est mort"), Vuk Cosic, avec son intérêt pour l'histoire (history of art for airports, compressed history of films, etc) voire pour l'archéologie (d'abord archéologue de formation puis archéologue des nouveaux médias) et l'archivage (copie du site de Documenta X) s'est mis en oeuvre de documenter le monde et de le traduire en caractères ASCII. La volonté d'historiser à la base de ce grand projet répond à l'évolution rapide des nouveaux médias et la nécessité de produire continuellement leur histoire, au risque d'en voir disparaître de grands pans.

L'utilisation des caractères ASCII dans ces oeuvres découle d'un parti pris de l'artiste pour le low tech et fait référence aux origines de l'art conçu par ordinateur et au fondement de la communication sur Internet. Elle rappelle certains idéaux, comme la volonté d'universalité liée à la constitution de ce code et les promesses d'accessibilité de cette technologie. Un tel retour en arrière se veut aussi une réponse critique face à la course effrénée aux technologies nouvelles et à la consommation incessante qu'elles exigent des utilisateurs.

Ce qui distingue les contemporary ascii d'une tradition d'images réalisées à l'aide de ces caractères depuis les débuts de l'art informatique, (même s'il faut ici souligner la virtuosité, et souvent l'humour, avec laquelle certains de ces artistes ont su employer ces symboles pour créer des images) c'est la conscience historique qui fonde ce projet et le recul qu'il démontre par rapport à l'environnement multimédia qu'est maintenant le Web. Avec le temps, le Web est devenu bien autre chose qu'un outil de communication, il accueille des documents audiovisuels forts variés, des couches d'information d'origines diverses qui se superposent à une instrumentation de base assurant les opérations fondamentales et spécifiques à cette technologie. Les contemporary ascii de Vuk Cosic, en faisant réapparaître ainsi le code dans l'univers même de l'image, invitent à réfléchir sur ce nouvel environnement, sur la disparition progressive de ses origines. Comme le souligne Lev Manovich dans un des excellents textes accompagnant ces oeuvres, l'usage des caractères ASCII tel qu'effectué par Vuk Cosic rend visible le code abstrait et l'image, tous les deux à la fois, il offre une double visibilité. L'artiste propose ainsi de reconsidérer le rapport entre le langage et le visible, de déjouer la domination du visuel sur l'écrit, telle qu'elle s'exerce de plus en plus sur le Web.

Ce qui caractérise également cet ensemble d'oeuvres, c'est la rencontre d'un grand nombre de techniques et de moyens de représentation, les passages des uns aux autres qu'effectue l'artiste, tous réunis par l'utilisation des caractères ASCII, comme si ce projet pouvait venir à bout de leurs différences et permettre le mariage de technologies "anciennes" et nouvelles. Il fait référence à l'ambition de l'univers numérique de prendre en compte le monde et met ainsi en évidence l'utopie qui veut que la convergence ultime des médiums puisse s'accomplir au sein de celui-ci. L'aspect obsessif du projet l'entraîne toutefois dans une zone de dérision, l'entreprise démesurée rejoignant l'absurde et faisant émerger le côté illusoire de ramener les modes de représentation à une forme désuète.
S.P.

 

Petko Dourmana et Pavel
Metabolizer
1997/1998
La pratique de Petko Dourmana dans le domaine de la vidéo et de la performance explore souvent les possibilités de transformations de son propre corps. Dans le même ordre d’idées, Metabolizer est une leçon d’anatomie pseudo-chimique fort singulière. Diverses déformations et mutations se produisent sous nos yeux tandis que nous choisissons des protéines, des narcotiques, des analgésiques, des hormones, des stéroïdes anabolisants et des vitamines, en cliquant sur ces items, altérant ainsi la forme du corps. Il est significatif que ce soit l’artiste qui apparaisse nu devant nous, en plein centre de l’écran comme un objet passif qu’il est possible de manipuler et "engendrer" ainsi une créature mutante à l’aide d’une palette de produits chimiques.

Le visiteur découvre des détails sur le projet tandis qu’il interagit avec celui-ci et graduellement, l’idée d’un écorché spécifiquement Web est rendue manifeste. Tout ceci dépend jusqu’à quel point le visiteur est préparé à aller de l’avant et quel niveau d’intoxication il veut atteindre. Dans certains cas, le corps se mêle dans un fond noir et disparaît, dans d’autres, des possibilités de métamorphoses infinies s’ouvrent et le corps peut être altéré sans fin. Libéré du centre, le corps s’étend et grossit infiniment jusqu’à atteindre d’énormes proportions. Hyperboliques, les parties du corps deviennent de grandes structures abstraites qui débordent du cadre. Notre intervention dans cet espace-danse est un parcours qui va du monde physique au monde métaphysique et qui témoigne des expérimentations de Dourmana avec la notion de shamanisme virtuel. Le déploiement de l’œuvre prend l’aspect d’une initiation dans les dimensions cosmiques de la vie humaine.

Prenant part à ce mouvement exalté à partir d’un corps humain nu jusqu’à ses projections mentales et cosmiques par le moyen de l’intoxication, il y a l’artiste au milieu, ancré dans un contexte de net.art qui recherche les expressions invisibles du corps et les manifestations inconnues de la vie. On pourrait dire que jusqu’à un certain point, Metabolizer agit comme un symbolisateur (symboliser) qui signalent différentes approches de travailler avec le corps nu à travers l’histoire de l’art; on pense par exemple aux déformations modernistes et au body art contemporain ainsi qu’aux pratiques artistiques dans le domaine de la performance. Une touche d’ironie derrière tout ceci teinte le principe de navigation : «quand les choses deviennent hors de contrôle, préserve la vie, prend des vitamines pour redevenir toi-même et devenir sain.»
R.D.

 

Tiia Johannson, Raivo Kelomees, Virve Sarapik et Nelli Rohtvee
Cybertower
1997
Cybertower est un projet de collaboration réalisé d’après un concept de Raivo Kelomees. Tel un modèle miniature, cette œuvre visualise l’Internet comme espace et comme construction, qu'elle soit sociale ou même mystérieuse. Des sites de toutes sortes se retrouvent dans cette œuvre : des sites ISP, commerciaux ou même porno (Le site porno #1 de l’Internet), des engins de recherches comme Yahoo, des sites indéchiffrables parce que rédigés en langues étrangères (la plupart en Estonien), des liens à des institutions artistiques (telles que Re-Lab à Riga , le E-Lab à Tallinn, et l’Académie Estonienne des Arts, etc.) et à des projets d’artistes, bien entendu. Une des artistes présentes dans cette Tour est Tiia Johannson "Net.lover" et son site "Self.Museum" dans lequel se trouve un projet intitulé Skyscraper.net. Le plus auto-référentiel reste encore le Cybertower lui-même parce qu’il est possible de trouver un lien sur un des étages qui redirige le visiteur vers celui-ci.

Pour Cybertower, la limite c’est le ciel (the sky is the limit) puisque, comme le fait remarquer Kelomees, « ce projet peut se développer jusqu’à l’infini. » Non seulement avons-nous l’impression de sonner à la porte d’un appartement chaque fois que nous cliquons sur un petit bouton, de jeter ainsi un coup d’œil furtif sur un autre monde et de ressentir un plaisir voyeuriste caractéristique de l’expérience de l’internaute, mais pouvons-nous également pénétrer ces espaces, s’amuser et participer. Les artistes nous invitent et font de Cybertower un espace ouvert : « Tous peuvent soumettre l’adresse de leur page ou de leur site Web. » La section cyberbavardage (chat), un espace où les habitants se rencontrent et discutent de la vie dans la Tour, accentue cette impression d’accessibilité. Les artistes proposent au visiteur de vivre une expérience titillante extrême sur Internet en lui faisant revêtir les rôles de semi-invité, d’invité et de non-invité, tout à la fois. La cyber-construction s’inspire de l’architecture ancienne et nouvelle, et peut être vue comme une tour ou un gratte-ciel. Cybertower suggère aussi une construction organique telle qu’une ruche d’abeilles. Dans l’introduction à ce projet, Raivo Kelomees discute des sources mythologiques et des avenues métaphoriques à ce projet : « Nous nous trouvons dans une situation ironique – tandis qu’une multitude de langues ont été développées par l’humanité (et ce fait constituait le point final de Babel), dans le cyberespace nous constatons l’abolition des différences et le retour à la lingua franca, c’est-à-dire l’anglais. Nous nous retrouvons ainsidans un monde pré-Babel.

Avec Cybertower les artistes jonglent avec l’idée que l’Internet est immatériel, tout en faisant référence à son caractère monumental et public à grande échelle. Ironiquement, la structure de l’œuvre est simple et uniforme, faisant penser à une commode dans lequelle il faut entrer par des tiroirs. Ces aspects contradictoires du projet rappelle le potentiel d’exploration persistante et libératrice exploité par les net.artistes : « Vous pouvez quitter votre corps lorsque vous entrez la Tour, comme si vous alliez au Paradis ou en Enfer… Ces constructions toujours plus hautes que l’humanité a conçues les a fait s’élever jusqu’à l’éternité. Pour les libérer de la lourdeur de la gravité! Chaque tour est une flèche jusqu’au paradis et propose au visiteur – allez! montez! changez! »
R.D.

 

Olia Lialina
The Last Real Net Art Museum
2000
Après avoir mis sur pied Teleportacia, la première galerie de net.art, voici qu’Olia Lialina crée le dernier musée de net.art, The Last Real Net.Art Museum, poursuivant ses activités de promotrice de cet art et affirmant, à nouveau, une volonté de disposer de cet art, d’établir des structures qui lui correspondent. Or, cette initiative résulte de son expérience de participation d’artiste invitée à de nombreux événements et expositions dans divers contextes et d’une longue réflexion sur la présentation et la conservation du net.art. En effet, depuis quelques années, les musées se sont mis à présenter et même à acquérir l’art conçu pour Internet, parfois avec maladresse, en décontextualisant les oeuvres et les dénaturant (voir un autre projet de l’artiste à ce sujet, Location= Yes). En ce sens, The Last Real Net.Art Museum est une tentative de réappropriation, d’affirmation de l’indépendance et de l’autonomie de cet art, hors du circuit des musées traditionnels.

The Last Real Net.Art Museum est bel et bien un musée, avec sa collection, ses archives et même sa boutique... Toutefois, ce musée diffère totalement des institutions imposantes qui trônent sur les grandes avenues de nos villes. Bien que purement virtuel, il se distingue également des expositions virtuelles que ces institutions ont commencé à organisé ces dernières années. Pourtant, le musée de Lialina fournit aussi l’occasion d’un parcours esthétique et historique au sujet de la création sur le Web...

Ce « dernier » musée - « dernier » ayant tout le poids, dramatique et/ou ironique, de la fin des choses - réfère à une forme de création que plusieurs artistes et critiques disent « révolue », c’est-à-dire le « net.art (voir par exemple le texte d’Alex Galloway «net.art Year in Review: State of net.art 99 «dans Switch citant Tilman Baumgartel : Net-dot-art is dead») C’est ainsi que les artistes de la première génération de créateurs pour le Web désignaient l’art conçu pour Internet, un art s’appuyant sur les structures même de ce moyen de communication, les protocoles, la connectivité, la collaboration et comportant souvent un angle critique, voire activiste, face à l’environnement du cyberespace.

Le dernier musée du «véritable» net.art est fondé sur une oeuvre «historique» de l’artiste, appartenant à cette catégorie de l’art créé pour Internet, ce « net.art » appartenant aujourd’hui au passé... L’oeuvre en question, My Boyfriend Came Back From the War, réalisée en 1996, un des projets les plus marquants dans la courte histoire de l’art Internet, agit comme point de départ et d’ancrage au Musée. La collection est faite d’un ensemble de versions différentes de l’oeuvre originale, en formats audio, vidéo, flash, vrml, etc, des « oeuvres », qui elles, n’appartiennent plus à ce véritable net.art, se trouvant alors comparées à l’ «original » et se substituant à lui, avec plus ou moins de bonheur, mais certainement avec un certain humour... Ces versions constituent aussi des hommages réalisés par des artistes/collaborateurs, individus qui font partie de l’histoire de Lialina (la plupart d’entre eux figurent d’ailleurs dans le projet Will-n-testament). Or, cette dépossession et cette réappropriation de l’oeuvre par d’autres artistes, si elles s’exercent, sont ici autorisées, et même sollicitées, et coïncident avec l’esprit de collaboration, de mise en commun, dans lequel travaillent beaucoup d’artistes sur le Web, dont Lialina elle-même. La décontextualisation de My Boyfriend Came Back From the War, qui est faite par le musée de Lialina reste donc fidèle à l’esprit de son travail.
S.P.

 

 

Calin Man
The Last Man Standing
Ayant conçu une interface dans laquelle les deux fureteurs principaux Netscape et Explorer se livrent un combat, côte à côte, dans le cyberespace, Calin Man propose que le rôle et la place du net.art dans le monde de l'Internet peuvent être celui de médiateur. En fait, l'artiste crée un espace pour le net.art dans lequel il tente l'impossible, en fusionnant les deux compétiteurs et les disposant un à côté de l'autre. Dans The Last Man Standing, le net.art est considéré non pas comme un butoir ou un juge entre les deux mais plutôt comme un rédempteur du cyberespace, un médiateur shamanique sanctifiant les cyberterritoires.

Faisant parti du projet The Golden Virus and Other Web Site Stories, présenté à l'exposition Through the Looking Glass organisée par Patrick Lichty et au FCCM 2000, The Last Man Standing a remporté le second prix à la compétition de net.artINFOS 2000(off-line) qui s'est tenue à Ljubljana.

S'inscrivant dans la tradition filmique par son utilisation de cadrage et de clichés, de même que par son emploi de la narration, The Last Man Standing partage une ressemblance iconographique avec les net.histoires/net.films d'Olia Lialina tels que My Boyfriend Came Back from War et Little Movies Vol.1 de Lev Manovich. Le style du projet est fondé sur la théorie du montage filmique tandis qu'il s'apparente à l'esthétique " classique " du net.art, c'est-à-dire à son origine "authentique".

Divisé en deux, le " cadre dans le cadre " réunit deux unités séparées et irréconciliables, référant à la lutte sans fin que se livrent Netscape et Microsoft. S'encadrant l'un l'autre et étant encadrés par l'artiste, séparés et unis simultanément au sein de cette nouvelle interface, ces géants de l'univers pixellisé sont devenus des nains et réduits à un duel de joueurs sportifs dans lequel s'affrontent deux personnages fictifs. Calin Man s'approprie un fait véritable, celui de la plus grande rivalité sur Internet, et comme dans ses œuvres antérieures, l'artiste manipule certains clichés typiques du langage Internet en expérimentant avec son potentiel symbolique. La signature de l'artiste dans The Last Man Standing peut être reconnue dans une touche personnelle subtile qui consiste à remplacer l'icône Home par une icône roumaine - "a casa", comme ce fut le cas avec la phrase "The Golden Virus c'est moi" dans une autre oeuvre. L'artiste transforme le cyberespace de l'intérieur en inventant deux personnages qui se battent pour une suprématie spirituelle, pour une bonne cause : où va le saint protecteur de l'Internet? Avec une ironie subtile, il modifie le contenu des icônes, désignés de manière évidente comme les justes hypostases des Saints. L'humour, la subversion et l'authenticité sont au cœur de ce projet Web dans lequel un désir de figurer le cyberespace comme un lieu sacré est manifeste. L'œuvre fait appel aux pouvoirs transformationnels, ritualistes d'exorciser les forces sinistres. La construction simple de cet espace dramatique correspond à la narration typique au support qu'est le Web, lui permettant ainsi de devenir un espace sémantique polymorphe.

Sommes-nous devant un champ où se déroule un combat de gladiateurs ou simplement devant un terrain sportif? S'agit-il d'une salle d'audience, d'une salle de projection ou d'une cyber-camera? Sommes-nous au beau milieu du Wild West, de la ruée vers l'or, de la terre vierge, d'une cyber-zone de guerre ou d'une cyber-église? S'il s'agit d'une guerre religieuse, une parmi tant d'autres et qui est le soldat combattant? Et finalement, quel est le saint-guerrier du Web, le protecteur et le sauveur? Peut-être bien que, comme le Golden Virus, c'est Man lui-même, qui agit comme le Communicateur (Communicator) et l'Exploreur (Explorer), un manipulateur guidé par un désir de vérité et d'authenticité plutôt qu'une volonté de pouvoir.
R.D.

 

Slobodan Miladinov
Dibidius_Straight
2001
Slobodan Miladinov, un des typographes les plus en vue en Serbie, dont l'activité principale consiste à concevoir des caractères typographiques et des systèmes visuels d'identités, a réalisé Dibidus, son premier projet Web, en équipe avec le réputé illustrateur Dusan Pavlic. Créé à l'occasion du festival Creative Techno Week qui s'est tenu à Belgrade en 1998, une présentation fantaisiste de la police de caractère appelée Dibidus Italic (qui par la suite a évolué et a été lancé sur le marché comme ITC Coconino); cette police de caractère a été réalisée grâce à une technique appelée freemouse ("souris libre" ) combinant l'utilisation de la technologie informatique en dessin et l'expérience d'écriture manuelle.

Dibidus_Straight est un curieux mélange de l'art de propagande socialiste et du mouvement russe artistique Sots qui avait recours au constructivisme et au suprématisme. S'ajoutent à cette concoction, une juxtaposition des techniques publicitaires manipulant des signes visuels et textuels, de même qu'un dialogue entre le design spécifiquement visuel destiné à l'imprimé et celui conçu pour l'écran faisant intervenir le crénelage et l'anticrénelage avec différents niveaux de contrôle des pixels. Il s'agit bien d'un jeu, pouvant être comparé à un jeu de carte, et pourtant la navigation linéaire du projet se révèle pas du tout " droite " (straight) après tout. Le visiteur se retrouve dans un " pays des merveilles " fait de liens brisés et de détours inattendus. Les questions qui surgissent sont : où est le lien, où est la prise, quelle est la différence, où est la sortie et pourquoi?

L'artiste fait allusion aux malentendus culturels amusants et à certains conflits langagiers qui peuvent se présenter sur Internet. Par exemple, la page EAST a été conçue comme un bulletin de liaison pour les utilisateurs de l'écriture cyrillique avec la promesse d'être accessible prochainement en " glagolique " (l'ancien alphabet slave). La double identité est présentée dans le titre EAST, élaborée de façon à être lu autant en écriture cyrillique que latine. La page est recouverte de flèches, la plupart dirigée vers la zone supérieure gauche du cadre, confondant ainsi le visiteur davantage parce qu'elle imite la flèche de l'ordinateur, à la différence qu'ici les flèches remplacent les nombreux signes d'interrogation qu'il est possible d'obtenir sur une page Internet écrite en cyrillique.

Prisonnier de ce jeu, et se déplaçant de prise en prise, de piège en piège, le visiteur se dirige finalement vers l'étoile du spectacle : un inébranlable Mickey clignotant, à l'apparence "pseudo-pixellisée" qui accueille le visiteur dans le troisième millénaire. Ici Miladinov révèle un des principaux aspects de la manipulation visuelle de ce projet, le fait que les matriciels (bitmaps) sont générés, en réalité, par un logiciel de vectorialisation. Dibidus_Straight (le terme dibidus signifiant complètement, entièrement, absolument) confronte le visiteur avec un langage à la fois comique et coercitif, en le forçant dans une direction et ne lui permettant pas de sortir facilement de la situation, en le gardant captif dans un cadre possiblement jusqu'à ce que le contenu de cette page soit complètement imprégnée dans sa mémoire ou alors jusqu'à ce qu'il devienne complètement claustrophobe.

Miladinov explore le langage des signes en jouant avec eux, tour à tour faible et puissant, grand et petit, tandis que le même jeu se produit avec l'ego du visiteur le faisant diminuer ou grandir. C'est pourquoi ce voyage sur Internet peut être associé avec l'histoire d' "Alice au pays des merveilles". Un autre aspect du travail est la critique des absolus, et en soi, Dibidus_Straight représente un exercice de l'esprit au sein du cyberespace. Un des niveaux les plus fascinants dans le projet est l'allusion aux aspirations à l'œuvre totale, ou à la conception graphique totale, combinée avec le recours continuellement ironique au sujet des modes totalitaires de réfléchir.
R.D.

 

Alexei Shulgin et Natalie Bookchin
The Universal Page
2000
Dans le passé, Alexei Shulgin a été l'initiateur de plusieurs projets illustres impliquant la participation de plusieurs artistes, tels que Desktop is et Form Art, entre autres. Plus récemment, il a réalisé quelques oeuvres en collaboration avec Natalie Bookchin, dont Introduction to Net.Art, avec lequel The Universal Page, fruit du même duo, partage certains points communs. Dans un cas comme dans l'autre, les artistes jettent un regard à deux sur la situation actuelle, qu'il s'agisse d'un examen rétrospectif de la création sur le Web (Introduction to Net.Art) ou d'une prise en compte de l'environnement qu'est devenu l'Internet (The Universal Page). Ces deux oeuvres dressent des portraits avec lesquels ils établissent un constat de la situation à l'heure où, malgré la courte histoire du Web et de la création sur le Web, il est temps d'effectuer des bilans. Tandis que le portrait réalisé par Introduction to Net.Art (1994-1999) résulte d'un parcours temporel, le visage offert par The Universal Page découle d'une analyse de nature spatiale et déborde du cadre du monde artistique.

Leur penchant pour le travail collectif a conduit les artistes à élaborer un outil, avec l'aide de spécialistes, un instrument qui promet de totaliser, de synthétiser et de visualiser cet environnement, rien de moins, afin de concrétiser "la plus vaste collaboration connue jusqu'ici par l'humanité " ("the single largest collaboration ever known to humankind"). En cela, le projet met en évidence cette volonté de parvenir à l'universel, de venir à bout des frontières et des distances, quelles qu'elles soient (géographiques, culturelles, etc), un désir qui habite l'histoire de l'Internet, et celle des autres instruments de télécommunications avant lui, comme l'affirme Randall Packer dans un texte publié par le Walker Art Center au sujet de cette oeuvre.

Or, cette somme synthétisée, continuellement renouvelée pour tenir compte "véritablement" de cet environnement instable, résulte en une image peu séduisante de cet universel, enfin atteint. L'information rassemblée et traitée se perd dans un magma définitivement brun ("the brownification of information" écrit encore Randall Packer), qui ne laisse envisager aucune possibilité d'"éclaircissement", de retour à la lumière, c'est-à-dire à une vision limpide, et par extension à une compréhension de cet espace. De plus, les portions de "textes", ne consistent qu'en une enfilade indéchiffrable de lettres. C'est donc que cette accumulation, digérée et restituée à répétition, ne parvient pas à exprimer quoi que ce soit, qu'elle demeure vide de sens, insignifiante. Le changement continu de cette masse informe n'y fait rien et devient lui aussi source d'une profonde désillusion.

Avec The Universal Page, Alexei Shulgin et Natalie Bookchin mettent sérieusement à l'épreuve cette grande utopie persistante qui veut que l'on puisse se fondre dans le cyberespace, rassembler tous les individus, se réunir enfin pour atteindre l'universel. Le projet met en garde contre l'homogénisation, l'indistinction, la perte de l'individualité, de la différence individuelle au profit d'un tout qui ne peut s'avérer qu'inintelligible. Avec un regard critique et amusé, les artistes posent un regard lucide sur cette utopie à défaut de lui offrir une image cristalline...
S.P.

 

Igor Stromajer
zvrst3
1999
En véritable chercheur des aspects émotifs, intimes et personnels de l’Internet, et militant pour l’inclusion de la chaleur humaine dans cet espace, Igor Stromajer est connu comme le créateur d’une base virtuelle intitulée intima.org, qui se veut accueillante et attrayante, et pourtant retenue et sobre en apparence. Un des artistes les plus versatiles sur le Web, et le premier chantre de HTML (Oppera Teorettikka Internettikka), Stromajer nous surprend encore une fois avec son projet sonore low-tech, minimaliste «trash », zvrst3, qui a obtenu le premier prix à la compétition Trash ART de Moscou (Russie) en 1999. Dans cette oeuvre, l’artiste persiste à créer un lieu destiné à l’individu et à aborder des idées complexes dans la simplicité. Comme plusieurs autres net.artistes, tout particulièrement de l’ex-Bloc de l’Est, Stomajer ne s’intéresse pas à l’expression désincarnée et exploite la transparence du médium Internet au maximum de façon à transmettre un message salutaire et à offrir un germe libérateur. À partir de là, le dispositif mis en place et la manipulation effectuée deviennent très évidentes : la phrase « ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays » prononcée par John F. Kennedy il y a quarante ans (20 juillet, 1961) lors de l’inauguration de sa présidence, a été renversée pour devenir : Ne demandez pas ce que vous pouvez faire pour votre pays, demandez ce que votre pays peut faire pour vous!

Dans une entrevue dirigée par Tilman Baumgartel publiée dans Telepolis (Allemagne, avril 1999), Igor Stromajer affirmait : « L’expérience de faire face à l’ordinateur est analogue à une expérience profonde et intensive de communication avec soi. Ce type d’art projette l’utilisateur/participant dans une position de co-créateurs : vous devez être actif pour survivre dans ce genre d’environnement numérique. » En cela, zvrst3 manifeste la syntaxe de l’auto-communication en permettant à l’individu de renverser une phrase puissante et impérative en une question, ou pour être plus précis, en plusieurs points d’interrogation. C’est ainsi qu’un espace vide est créé dans lequel l’identité humaine peut demeurer et l’être peut se découvrir. Comme le dit l’artiste, «c’est l’espace de la démocratie.» Avec zvrst3 (zvrst signifie "espèces" en slovène), il pointe du doigt les débuts de l’expérience démocratique dans notre civilisation. L’énoncé d’Aristote «l’homme est un animal politique» et celui de Socrate «connais-toi toi-même» gravé dans l’oracle de Delphes viennent à l’esprit et se mêlent ici l’un à l’autre.

L’artiste transforme la boîte de l’ordinateur en un lieu de résidence pour la voix humaine intérieure. Il va encore plus loin en multipliant cette voix et en donnant la possibilité au visiteur de l’entendre dans des ordres différents. La phrase devient ainsi hors de contrôle. À partir de très peu de gestes opérés par l’artiste et le visiteur, la déconstruction prend des proportions monumentales (ou mieux poly-mentales). La voix du dirigeant se fragmente en plusieurs voix et ses mots éclatent en morceaux. Puis, le silence… La multiplicité des échos et autres effets sonores co-créés par le récepteur, réverbère et pénètre le visiteur à un niveau subliminal presque organique. Le message insuffle une révolution intérieure, bénéfique, puissante. D’un point de vue post-communiste, l’artiste, qui appartient à une génération ayant vécu les effets traumatiques de la pensée et de la pratique totalitaires, montre que ces impératifs pourraient facilement être perçus comme des absolus et se transformer en dogmes. Peut-être bien qu’avec zvrst.3, Igor Stromajer s’est mis en œuvre de préparer l’individu à une vie au sein d’une communauté apte à atteindre un plus haut niveau de démocratie, encore inconnu, en co-créant la démocratie du 3e millénaire ou alors s’agit-il simplement des voix distantes d’une espèce du troisième type que le Web aurait attrapé accidentellement et apporté jusqu’à nous?
R.D.

 

Teo Spiller
Nice Page
2000
L'œuvre intitulée ironiquement Nice Page s'apparente profondément à d'autres projets précédents de l'artiste, tels que Hommage to Mondrian et l'œuvre conçue pour la Banner Art Competition. Avec Nice Page, le parallèle établi entre le net.art et le néo-plasticisme dans Hommage to Mondrian est amené un pas plus loin jusque dans les profondeurs des possibilités créatives de l'Internet. En superposant et en fissurant les 313,375 pages d'Alta Vista trouvées lors d'une recherche sur l'engin de recherche avec le mot "bitch", l'artiste emprunte une approche herméneutique pour dévoiler le monde caché-encore-à-découvrir du net.art ou du net.plasticisme à travers les sites de Barbie, de Ljudmila et du Guggenheim Museum.

Au premier regard, Nice Page est une provocation dirigée contre l'action superficielle de feuilleter les pages sur l'Internet jusqu'à la sur-saturation, et par dessus tout, contre l'attitude superfcielle dans l'approche du cyberespace. Faisant allusion à la pratique de tourner les pages, l'artiste prend position contre la manière facile de confronter ce phénomène en protégeant notre esprit contre le bombardement constant et l'encombrement résultant de nos cyber-parcours. Tissant une tapisserie médiévale "lumineuse", l'artiste entrelace les pages pour en faire une toile (web) démontrant clairement ainsi qu'elle peut se transformer en filet (net) pour attraper les " papillons ". L'Internet est présenté comme une "ruche" aux pouvoirs d'attraction fatals tandis qu'il est possible de voir une abeille ou deux, et bien entendu, beaucoup de miel. Par ailleurs, la Page comporte deux côtés : le spectateur n'est pas vu comme une victime innocente mais plutôt comme un chasseur-affamé-de-belle-page, se dirigeant au travers du viseur que sont devenus les cadres à l'intérieur du cadre.

De plus, Nice Page constitue un filtre en forme de grille, un moyen critique de visionner. Celui-ci nous ramène jusqu'à l'Antiquité et à la fonction "apotropeic", son appel agit comme un bouclier protecteur contre l'invasion de "belles pages" séduisantes et aliénantes pour notre conscience. La mosaïque d'aspect agréable agit comme un appât entraînant le visiteur à creuser plus profondément et à voir ce qui se cache sous le plancher, et à comprendre la structure cachée sous-jacente. Dans cet étrange mélange de pavés, le net.art est considéré comme un forum, une agora où les questions peuvent être posées et les dialogues peuvent se réaliser.

Tandis que nous naviguons dans le labyrinthe de pages, il se produit, étonnamment, des instants où nous perdons de vue la grille et un désir survient de retourner à la "belle page" et de la contempler. Lorsque le visiteur résout l'énigme et déchiffre les règles du jeu qui consistent à déplier ce damier, un seuil apparaît permettant de créer les rapports fondamentaux entre le fait de voyager dans le cyberespace et le parcours lui-même. Spiller guide le visiteur dans un niveau symbolique d'interactivité où il est possible d'arriver à toucher les contours du net.art en son entier par son propre esprit, en mettant ensemble les morceaux de ce casse-tête complexe.

En sondant le contexte du net.art de manières fascinantes et significatives, Nice Page est une réflexion sur cette forme d'art, sur ces couleurs primaires et neutres, sur ces outils et ces matériaux. Le projet démontre que les façons de l'art Internet et du net.art de "tirer les cordes", soit en trouvant une victime errante, ou en arrivant à une composition, ne peuvent être saisies que par l'esprit parce que l'œuvre constitue uniquement un tremplin vers notre propre monde imaginaire infini. Par conséquent, l'infinité, la transparence, l'interactivité, l'immatérialité sur le Web demeurent illusoires sans la participation alerte de l'esprit.
R.D.

 

 

Commentaires rédigés par Rossitza Daskalova et Sylvie Parent

 

 



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