C Y B E R T E X T E

 

HORIZONTAL/VERTICAL = HYPERTEXTE/CYBERTEXTE

par Anne-Marie Boisvert


Ne pas oublier qu'une oeuvre "littéraire" sur le Net (comme toute autre "manifestation" accessible sur le Web) se génère suivant deux axes: un axe horizontal et un axe vertical.

L'axe horizontal est le lieu des liens et des renvois de mots en mots, de mots en images et d'images en mots, de paragraphes en paragraphes, de thèmes en thèmes, de textes en textes... C'est le Web en tant que tissu de textes, d'images, d'objets - et aussi en tant que produit des actions des auteurs comme des lecteurs, de tous les cliquages, de toutes les recherches ou toutes les dérives, des retours en arrières ou des bifurcations... C'est la Toile, dont chacun a pu voir l'extension accélérée dans les années 90, les sites et les utilisateurs se multipliant au point où le Web est désormais un outil de travail, de recherche et de loisir, en même temps qu'un moyen d'échange économique et comme tel, l'enjeu d'une lutte de pouvoir. Dans ce contexte, il n'est pas innocent que les ordinateurs personnels soient de plus de plus "user friendly", conçus et vendus tout comme le sont les appareils ménagers d'utilisation courante. Autrement dit, ce n'est pas un hasard si le succès commercial des ordinateurs personnels et aussi du Web repose sur des effets volontairement superficiels de séduction, la maîtrise de l'utilisateur devenant de plus en plus illusoire à mesure que l 'emphase est mise sur le look, le design, le langage objet prenant le pas sur le langage procédural, Microsoft abandonnant DOS pour proposer Windows 95-98-2000 - c'est-à-dire un mode d'opération fortement "inspiré" du Mac.

L'axe vertical, quant à lui, est peut-être plus souvent occulté: c'est ce qui sous-tend la Toile, c'est la machine, et ses machinations.

 

HYPERTEXTE/CYBERTEXTE

Plusieurs théoriciens (voir à ce sujet les textes de Jean Clément, Landow, etc, répertoriés dans la bibliographie ci-dessous, ainsi que notre propre dossier, paru dans le Magazine électronique du CIAC #9, en décembre 1999) ont déjà souligné le fait que le Web en tant que toile, c'est-à-dire en tant qu'hypertexte, autorise une réalisation littérale de la notion de "Texte" telle que définie par les post-structuralistes (tels que, principalement, Julia Kristeva et, à sa suite, Roland Barthes). Car ce que promet et permet justement l'hypertextualité, c'est la transformation de la conception du texte traditionnel, jusqu'alors pensé comme un déroulement avec début, suite et fin - à l'image de son support en tant que tel, papyrus à dérouler, ou livre à feuilleter, sur lesquels il était présenté aux lecteurs, et plus profondément encore, du fait même, de la nécessité même de la nature matérielle de ce support, de ses possibilités, et de ses limites. En somme on voit que le texte comme concept a toujours été dépendant - nécessairement et pratiquement, que son auteur ou son lecteur en soit conscient ou inconscient, qu'en même temps que le texte lui-même il joue - ou jouisse ou souffre - de son support.

Un exemple de la force de ce support et du modèle d'écriture/lecture est le véritable sentiment de culpabilité qu'il engendre chez le lecteur, accusé de "tricher" s'il vient à sauter de temps à autre des passages jugés par lui trop longuets, obscurs ou insipides, ou même de véritablement pécher, s'il succombe à la tentation "d'aller voir" tout de suite la fin (soit pour se rassurer sur le sort des personnages, ou plus égoïstement sur l'intérêt à poursuivre la lecture). Le texte traditionnel en vient ainsi à prendre des allures de "sur-moi" impératif: toute la notion de suspense, quand on y songe, est d'ailleurs bâti sur cet interdit "d'aller voir", de soulever le voile, de vouloir tout savoir tout de suite, trop vite - et surtout le plaisir coupable qui y est associé. D'où sans doute son succès dans le roman policier à énigme, qu'Umberto Eco décrit (dans le court ouvrage post-façant son roman à succès Le Nom de la rose) comme "le roman philosophique par excellence"; on pourrait ajouter aussi "roman psychoanalytique par excellence", le lecteur en venant à s'assimiler non seulement au détective mais aussi au coupable, le procès de la lecture traditionnelle devenant une sorte de drame oedipien.

Or l'hypertexte enfin libéré des contraintes du livre imprimé peut de fait offrir aux lecteurs un autre modèle du texte: celui du tissage. Certes, ce modèle était - et est - toujours déjà présent dans tout texte donné à lire: c'est-à-dire que tout texte a la possibilité d'être lu au moins comme un "proto-hypertexte", comme un "Texte", donc, au sens post-structuraliste du terme tel que l'a décrit Julia Kristeva, de même que Roland Barthes déjà mentionné, par exemple dans l'excellent résumé que ce dernier a fait de cette conception de l'écriture/lecture dans son article pour l'Encyclopedia Universalis. Pour passer de l'oeuvre, c'est-à-dire du texte (traditionnel) au Texte (proto-hypertexte), il suffit au lecteur, nous affirment ces théoriciens, de passer outre: outre l'interdit de déborder la page, outre la page elle-même, découpée, noir sur blanc, pour y voir, non plus le récit déroulé, mais plutôt la structure, elle-même tissage, entrelacs de fibres; passer outre, également, les mots de l'auteur, au sens de s'interroger à chaque pas sur ce qu'il a voulu dire ou non, pour accueillir sans honte le plaisir de l'intertextualité, la jouissance des mots qui pris pour eux-mêmes tissent leurs propres liens - leurs proto-hyperliens.

Donc le support papier déjà permettait au texte de se faire hypertexte, ou du moins si on tient à la précision des termes, proto-hypertexte, car il est bien sûr que l'invention de l'ordinateur, et surtout du Web, de la toile de l'Internet, a grandement facilité, amélioré et accéléré ces possibilités, jusqu'à actualiser le rêve "barthésien" post-structuraliste, post-moderne, du Texte en tant que tel, de la Toile, du Web. Mais la notion d'hypertexte ne prend pas totalement en compte la spécificité des rapports du support numérique avec le texte produit, visible sur l'écran, que je nommerai ici le "cybertexte".

Le "cybertexte", c'est-à-dire le texte apparaissant sur l'écran de l'ordinateur en tant que produit d'un ou de langage(s) naturel(s) en même temps que de langages artificiels. En somme, le cybertexte, c'est le Texte (l'hypertexte) vu comme un "cyborg", cette créature de science-fiction mi-naturelle mi-artificielle - en tant qu'il est actualisé par le numérique, et non plus seulement théorisé - rêvé - imaginé par les écrivains ou théorisé par les post-structralistes.

 

VISIBLE/INVISIBLE = "TRANSPARENCE & DECEPTION"

Pourquoi le cybertexte est-il généralement occulté au profit de l'hypertexte? Pour des raisons tantôt pratiques, d'élégance et de lisibilité, de facilité de manipulation et d'accès pour les usagers - mais aussi pour des raisons économiques et politiques, de pouvoir, de maîtrise de l'information et de mainmise du marché (voir à ce sujet l'article de Marcel O'Gorman, "Transparence & Deception" dans CTheory).

La question est donc celle-ci: faut-il ou non montrer son code? Pour les artistes oeuvrant sur le Web, c'est une question éthique et artistique importante (voir à ce sujet les commentaires de Mark Napier dans l'entrevue publiée par Rhizome... ) Doivent-ils répondre à cette question dès l'abord, et choisir leurs instruments de création, leur "palette", en fonction de cette réponse? Par exemple, doivent-ils décider de travailler en HTML, Javascript, plutôt que d'utiliser Flash ou Shockwave - c'est-à-dire doivent-ils permettre ou non à l'utilisateur d'accéder au code par le truchement de la fonction "View Source". Ou les artistes doivent-ils s'en tenir avant tout à leur vision, à leur conception de l'oeuvre à faire, et choisir leurs moyens d'expression - c'est-à-dire leurs langages de programmation - en fonction de celle-ci?

On voit bien que le texte littéraire sur le Web sous-tend toujours un autre texte - même le code rendu lisible grâce à la fonction View Source, du moins pour certains lecteurs, et qui peut ainsi parfois constituer pour l'auteur comme pour eux un double du texte, une deuxième oeuvre à déchiffrer, se redouble toujours d'un texte, et ainsi de suite, jusqu'à la littéralité/illisibilité - parce que réduite à la limite de la signifiance du code machine avec ses bits 0 ou 1, jusqu'à la matérialité indépassable des chips. Quelque chose du texte se cachera donc toujours? "Le Réel, c'est l'impossible... ", comme l'a dit Lacan - à déchiffrer?

 

UNE ICONISATION DU LANGAGE? NON : PLUTÔT UNE SYMBOLISATION DE L'IMAGE, DES OBJETS DU WEB

L'avènement de l'écriture - et des écritures - est certes le moment fondateur des grandes civilisations, en permettant la visualisation et la manipulation des symboles (c'est-à-dire leur objectivisation), ainsi que leur préservation/transmission. L'imprimerie, puis les mass médias (où déjà l'image, le son, le mouvement, inscrits et reproduits, deviennent signes), comme le Web aujourd'hui, constituent tous le prolongement de cette logique instrumentale, facilitant et démocratisant les moyens de production/manipulation/diffusion des signes. Sans doute ont-ils chacun leur spécificité. Il s'agira donc ici d'examiner en quoi le mutilmédia et surtout le Web se caractérisent, et caractérisent les oeuvres (pour utiliser un terme classique) qu'ils servent à produire/manipuler/diffuser.

Premièrement, le langage/support numérique, qui a l'avantage sur le support analogique, d'abord justement d'être un langage (au plus simple, c'est celui de l'algèbre booléenne, d'une logique binaire), lequel permet désormais la traduction dans un même "idiome" du langage, de l'image, du son, etc., facilitent ainsi grandement leur manipulation, leur intégration, leur diffusion, et effacent encore davantage les divisions du travail entre utilisateurs et producteurs.

C'est ainsi que, plutôt que de parler d'une "iconisation du langage" (où il semble qu'on demeure - ou plutôt même régresse - dans la pensée analogique), il serait plus juste de parler d'une symbolisation de l'image (du son, etc.), car le Web avant tout autorise plus que tout autre médium aujourd'hui l'intégration de tous les signes dans une structure (qui serait à la limite le Web dans son entier, comme le Livre mallarméen) homologique (cf. R. Barthes), de la tabulation, du réseau, de l'intertexte, de l'"intersigne". Ceci pour l'espace; car le Web introduit également dans cet espace même une dimension temporelle (circulation des signes et dans les signes du lecteur/écrivain...)

 

PROGRAMMATION/COMPILATION/EXÉCUTION

L'œuvre littéraire électronique a donc ceci d'unique qu'elle dépend du langage informatique pour advenir, pour être créée, transmise et lue. Les langages s'y étagent, chacun des niveaux apportant à la construction sa traduction de l'œuvre. Ainsi, à la différence de la logique formelle qui a pour but de réduire en le formalisant le langage ordinaire (ou tout autre domaine), afin de s'y substituer, et de le remplacer, le langage informatique vient dédoubler, et redoubler, à chaque niveau, l'œuvre rendue visible sur l'écran, chaque niveau de langage occultant le précédent sans toutefois l'effacer: en d'autres termes, la visibilité est le résultat d'un feuilleté invisible de métalangages tous traduisibles les uns dans les autres.

En principe, ces différentes traductions sont au service du produit final rendu sur l'écran, et doivent demeurer cachés, enfouis, oubliés d'autant mieux que le passage des uns aux autres, des uns dans les autres, a bien été exécuté - qu'il n'y a pas eu de bugs. Or, la modernité en littérature comme en art s'est définie avant tout comme une prise en compte et un retour réflexif sur le médium utilisé - que ce soit le langage, les mots, l'écriture, ou les outils du peintre. La littérature électronique elle aussi doit opérer un retour critique sur sa propre mise en oeuvre qui prenne en compte son propre médium.

 

DU SYMBOLIQUE ET DE L'IMAGINAIRE ET DU RÉEL

Ce retour critique de l'œuvre sur elle-même, sur ses propres moyens de production, typique de la modernité, peut effectivement être repéré dans plusieurs oeuvres de littérature électronique, et ce à trois niveaux.

D'abord au niveau symbolique, quand les signes refoulés des différents codes empilés font retour dans le texte - et y suscitent des bugs, des contaminations, des accolements monstrueux et ironiques où le lecteur peut voir apparaître et disparaître les différents niveaux de langage triturés, morcelés. Pour exemple, voir les oeuvres de Mark Napier, de JODI, de mindfukc/Netochka, telles que commentées dans notre section "Oeuvres".

Deuxièmement, au niveau de l'imaginaire, quand les oeuvres de littérature électronique choissisent plutôt d'explorer dans le médium informatique ses effets d'écran, de pages, de palimpsestes et de miroir, de surface et de profondeur. (ainsi l'oeuvre de Vannina Maestri dans Poezie 2000, commentée également dans ce magazine).

Enfin, certains auteurs s'attachent dans leurs oeuvres à mettre en quelque sorte la machine dans leur jeu - un jeu qui selon les oeuvres peut s'approcher et même réaliser peut-être le rêve de l'homme-machine, fruit de la concaténation de l'hardware et du wetware. Nous sommes ici au troisième niveau, celui où les oeuvres de littérature électronique dépendent pour advenir de ce lieu ou de ce moment ultime au coeur de la machine où les circuits électroniques s'éveillent au langage, celui où le réel rencontre le symbolique. On peut mentionner ici le travail de Jean-Pierre Balpe portant sur la littérature générée par ordinateur, ainsi que l'oeuvre de Mouchette, intitulée Wattlechick, aussi commentée dans ce magazine.

 

LA TRILOGIE MACHINE/AUTEUR/LECTEUR = VERS UNE NOUVELLE ÉCRITURE?

Ainsi réunissant et nouant entre eux les trois niveaux du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire, la littérature électronique devient cybertexte - et comme telle révélatrice de la "nature" de cyborg de l'ordinateur, qui lui confère dans le monde des machines créées par l'être humain une place unique, celle d'être fait à son image, lui parlant et le parlant, lui tendant un miroir et l'attirant dans les profondeurs troubles sourdant sous l'écran, ses circuits électromagnétiques capables, à certaines conditions - comme le cerveau humain - de générer des oeuvres.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Anne-Marie Boisvert


Anne-Marie Boisvert a complété un Baccalauréat spécialisé et a effectué des études de maîtrise en études françaises (concentration en théorie du texte et psychanalyse lacanienne) à l'Université de Montréal. Elle détient un diplôme de maîtrise en philosophie et a effectué des études de doctorat en philosophie analytique du langage et des sciences exactes à l'Université de Montréal. Elle a été assistante de recherche et auxiliaire d'enseignement au département de philosophie de l'Université de Montréal et professeure de philosophie au Collège de Maisonneuve.

Depuis octobre 2001, Anne-Marie Boisvert est la rédactrice en chef du Magazine électronique du Centre international d'art contemporain de Montréal (CIAC) et elle assure aussi le maintien du site Web de l'organisme. À l'automne 2002, Anne-Marie Boisvert a été commissaire aux arts électroniques à l'occasion de la Biennale de Montréal 2002. Elle est l'auteure de plusieurs textes sur la littérature électronique et l'art Web.



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