œuvre 3


Au bord du fleuve/On the Riverside,
de Joseph Lefèvre et Martine Koutnouyan (Canada), 2003



L'expérience de la nature est universelle et a donné lieu à un ensemble considérable de projets artistiques dans toutes les cultures et à toutes les époques. Or, les paysages, poèmes, mélodies qui ont cherché à rendre compte de cette expérience sont des constructions culturelles qui reposent sur l'utilisation de techniques et de technologies. Par le recours à des moyens élaborés par l'homme, dont la sophistication résulte de longues traditions, ils visent à faire partager cette expérience et à produire à leur tour une impression de nature chez le spectateur. Toutefois, parmi les technologies développées plus récemment, le Web semble a priori peu favorable à l'expression de tels contenus, tant les outils informatiques et les réseaux paraissent appartenir à un monde diamétralement opposé à la nature.


Les impressions multisensorielles qui découlent de la fréquentation d'un espace naturel et qui contribuent à en faire une expérience enveloppante sont parfois difficilement traduisibles dans une discipline artistique, un domaine sensoriel plutôt qu'un autre étant souvent privilégié. De façon surprenante, les possibilités multimédias de l'environnement numérique ont le potentiel de prendre en compte différents aspects de cette expérience en s'adressant aux sens et à l'imaginaire d'une manière envahissante. À ce titre, le projet Au bord du fleuve de Joseph Lefèvre et Martine Koutnouyan est un exemple fort réussi. Il propose un regard sur un environnement magnifique du Québec, la côte qui longe le fleuve Saint-Laurent à la hauteur de Saint-Jean-Port-Joli. Une résidence d'artistes au Centre Est-Nord-Est dans cette région est à l'origine des paysages qu'il présente.

Chaque paysage décrit une façon de concevoir l'espace naturel, c'est-à-dire qu'il constitue une vision sur la nature mais aussi une manière d'envisager l'espace. Ainsi, la peinture et la photographie de paysage ont opté pour certaines stratégies telles que l'horizontalité des supports pour exprimer l'idée d'étendue. Les panoramas, en occupant le champ de vision d'un bout à l'autre, souvent au-delà même de la vision périphérique, permettent une certaine immersion. Or malgré le format horizontal des écrans d'ordinateur, leur taille réduite est une limite évidente dans la production d'une telle sensation. Dans Au bord du fleuve, les artistes exploitent tout de même l'horizontalité de plus d'une manière : bandes qui se parcourent latéralement, collages photographiques qui se poursuivent au-delà du cadre, extension spatiale d'ingrédients visuels jusqu'aux extrémités de l'écran. C'est toutefois par des moyens complémentaires comme l'ouverture de l'image centrale, le multifenêtrage, le zoom avant, l'alternance d'images et la composition en mosaïque de certaines parties de l'œuvre qu'ils parviennent à créer un effet de déploiement, une expansion spatiale.

Le sentiment d'être enveloppé par le lieu naît progressivement grâce aux nombreux éléments mis à contribution (photographies, vidéos, fichiers sonores, cartes) et aux relations établies entre eux. Le son joue certainement un rôle très important à cet égard, accompagnant le spectateur durant tout le parcours. Le bruit des vagues, les cris des oiseaux et des baleines, les chants populaires et les témoignages des gens de la côte évoquent de façon puissante l'expérience du lieu. Les cartes marines, boussoles et bouées sont pour leur part autant d'éléments qui réfèrent à la vie côtière et à la navigation - d'ailleurs, cette idée de navigation n'est-elle pas à prendre ici tant pour son sens littéral que pour l'allusion à l'activité même à laquelle s'adonne l'internaute ? Les cartes font appel à une appréciation du lieu dans sa situation géographique, à une compréhension morphologique du territoire. La cartographie est souvent une manière de s'approprier un espace tout en laissant l'observateur inassouvi, faisant naître ainsi une curiosité, une volonté de connaître, d'explorer ou de naviguer...

Les nombreuses vues sur le fleuve qui sont au cœur de ce projet retentissent d'autant plus fortement qu'elles sont liées à tous ces autres éléments et possibilités de parcours qui leur procurent de nombreux prolongements. Les différents ingrédients de l'œuvre et les stratégies élaborées pour les présenter finissent par mettre en évidence les caractéristiques de ce lieu particulier entre la terre et l'eau, le solide et le liquide, le stable et le fuyant. Ces dualités résonnent d'une manière intense et trouvent une correspondance dans la situation même du spectateur. En effet, situé en un point du monde comme s'il était installé sur une rive et se déplaçant virtuellement sur le Web comme s'il s'agissait d'un cours d'eau, l'internaute effectue un voyage par l'esprit. Il est au bord du fleuve (et non dans ou sur le fleuve), il se tient à l'écart même s'il est affecté par celui-ci. Comme le riverain, le spectateur contemple et intériorise son expérience du lieu. Non seulement Au bord du fleuve offre une vision symbolique et poétique d'un lieu enchanteur qu'il nous est permis de ressentir profondément, mais cette œuvre est fondée sur une analogie fort pertinente en référant à la mobilité et au caractère fluide du réseau dans lequel s'engage le spectateur.




Sylvie Parent

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