œuvre 3


September 12th,
de Newsgaming.com (Uruguay), 2004



MÊME AU FIN FOND DES CARPATHES


Dès qu'il est question de jeux informatiques, ce souvenir tout récent vient s'imposer à moi : je revenais d'une visite du château de Bran, au fin fond des Carpathes roumaines et, en rejoignant mon auberge, je passai devant une maison ordinaire, que rien ne distinguait des autres sauf ce panneau « Internet, video games ».

Alors que la plupart des routes n'étaient pas goudronnées, et que des paysannes en fichu se hâtaient lentement, au rythme d'une autre époque, alors que l'église orthodoxe étalait ses coupoles, à cheval sur une arête molle, bien au centre du paysage, et que cette campagne roumaine évoquait furieusement nos campagnes françaises des années 50 et 60, alors donc que les infrastructures « classiques » affichaient un retard astronomique, le réseau numérique, lui, et l'équipement informatique, étaient totalement raccord. Par curiosité, je m'approchai de la maison ; risquai un regard par dessus la murette. Les adolescents et les jeunes adultes que je vis n'étaient en rien différents de tous ceux que l'on peut rencontrer autour du monde. Et pourquoi en aurait-il été autrement ?

Devant leurs écrans, totalement coupés de ce qui pouvait se passer autour d'eux et peut-être après avoir aidé leurs parents à rentrer le foin, ou avoir parcouru des kilomètres à vélo, ils pianotaient, jouaient de la manette. Je m'approchai un peu plus, collai mon visage au carreau. Quels étaient les jeux qui pouvaient les retenir ainsi ? Certainement pas des jeux spécifiquement carpathiques !

Non, ils jouaient à cette catégorie universelle de jeux que l'on appelle des Shoot'm'up. Comme des millions d'adolescents et de jeunes adultes à travers le monde, ils s'adonnaient à un simulacre de guerre, tirant sur tous les ennemis qui bougeaient encore, explosant les crânes, faisant gicler le sang sur tous les murs. Comme tous leurs coreligionnaires, ils accompagnaient leurs exploits de rires complices, d'exclamations bruyantes. Manifestement, pour eux, il n'y avait pas d'autre endroit dans toute la campagne proche de Bran où il eût été plus intéressant d'être. En faisant cette guerre à distance, anonyme, sans douleur, ils entraient en connivence avec la jeunesse des pays riches, qui a depuis longtemps abandonné les jeux de société traditionnels, les jeux de cartes, ou tout simplement le plaisir de la discussion sur la « pluie et le beau temps » pour cette addiction toute particulière aux jeux vidéo. Ils ont, comme beaucoup d'autres garçons de leur âge, trouvé ce moyen si simple d'affirmation virile - qui bien souvent ne prédispose pas à la galanterie, à la fantaisie amoureuse. Mais passons…

L'attitude à avoir devant cette jeunesse vidéo-joueuse est un sujet de réflexion inépuisable. Quand je parle avec eux, ils me répondent que de toute façon, ils font parfaitement la différence entre la fiction et la réalité. Ils ajoutent que éclatant des ventres, répandant de la tripe et du sang de façon numérique, ils se libéreraient de toute envie de le faire dans la réalité. Vieilles lunes de la catharsis…

Et de toutes façons, comment ne pas les croire, tant qu'ils ne sont pas passés à l'acte ? Réunis dans leur local, dans leur réseau à distance, ils ne sont pour l'heure pas dangereux. Ils ne sont certes pas les fauteurs de trouble public les plus manifestes.
La question de la place des jeux vidéo-violents, à l'intérieur de la société, et de la responsabilité de leurs concepteurs, l'œuvre de Newsgaming.com, September 12th, la pose manifestement.

La question du discours sous-jacent tenu par les œuvres elles-mêmes, par contre, n'est peut-être pas aussi clairement posée. Je m'explique.

Comme chacun pourra s'en rendre compte en faisant jouer September 12th - qui s'annonce d'ailleurs d'entrée comme n'étant pas un jeu !- chaque coup de roquette tiré sur les terroristes accroît le nombre de ceux-là. Plus vous voulez les détruire, plus ils se multiplient. Plus vous tirez sur eux, plus vous commettez de dégâts collatéraux. Les pleurs que vous déclenchez - des pleurs de pleureuses, d'ailleurs, pourrait-on faire remarquer, comme si la fonction destruction était uniquement masculine, et la fonction affliction strictement féminine - semblent faire naître toujours plus de vocations parmi les combattants anonymes.

Le collectif de créateurs de jeux Newsgaming nous tient ainsi ce discours : dans l'après 11 septembre, les jeux vidéo peuvent être un vecteur politique. Ils doivent prendre leur responsabilité. Ils doivent rejoindre le camp d'une posture morale en face de la brutalité de Bush et de son équipe. C'est un discours très clair qui est tenu là par ce collectif. Un discours tout à leur honneur, ou incroyablement naïf, selon l'optique que l'on choisira.

Il est une question qui par contre mériterait d'être creusée, c'est celle du discours sous-jacent des jeux vidéo, question que le collectif Newsgaming semble avoir réglée pour toujours. Montrez des avatars d'êtres humains se faire exploser et vous augmenterez les pulsions de domination à l'œuvre en chacun de nous, vous favoriserez l'émergence de générations a-morales, pour qui tirer sur un simulacre numérique et abattre de sang-froid le moindre contradicteur ne sera bientôt plus séparé par aucune barrière. Montrez au contraire comment la pulsion morbide et la soif de vengeance américaine après le 11 septembre ne font qu'alimenter le terrorisme international, et vous favoriserez une prise de conscience politique chez ces mêmes joueurs.

Est-ce aussi simple ?

Toutes mes conversations avec les jeunes joueurs m'ont convaincu du contraire.

Pourtant, à chaque fois que je les vois abattre compulsivement leurs ennemis intimes, je ne peux que douter et avoir peur pour l'avenir.

La question abordée par Newsgaming est grave. Il est bien, mille fois, qu'elle soit posée. Si seulement la question pouvait arriver jusqu'aux personnes les plus concernées. Les joueurs eux-mêmes !

C'est une autre histoire…




Xavier Malbreil

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