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The File Room,
d'Antoni MUNTADAS (États-Unis), 1994-



« By giving form to what's disappeared, The File Room reminds us - above all - that artmaking remains an ethical act. »1




UNE ŒUVRE PIONNIÈRE

Alors que Mosaic, le premier fureteur graphique, venait à peine de voir le jour, Antoni Muntadas concevait The File Room, un projet qui demeure remarquable à plus d'un égard. Présenté d'abord dans le cadre d'une installation au Chicago Cultural Center en mai 1994, le projet Web s'est développé de façon autonome sur le réseau et a pris une envergure considérable au fil des ans.2 Le cœur de cette oeuvre consiste en une archive de cas de censure dans les arts pouvant être consultée selon quatre critères (date, lieu géographique, discipline artistique et motif de la censure), ou par mot-clé grâce à un engin de recherche intégré. Réalisée avec le soutien de nombreux partenaires, la base de données initiale publiée sur le Web s'est accrue largement grâce aux contributions ultérieures des utilisateurs.3 Une documentation - définitions, textes critiques sur l'œuvre, bibliographie - accompagne aussi le projet en ligne.

Un des mérites de The File Room est d'avoir su prendre en compte, vu la très courte histoire du Web à l'époque de sa création, les possibilités liées à ce médium, comme mode de communication et espace de publication. De toute évidence, Muntadas a su exploiter les fonctions de base de l'ordinateur, soit celles d'accumuler et de structurer des données, tout en les associant à l'espace partagé du réseau. La publication sur le Web a permis d'exposer des contenus à grande échelle et de le faire de manière interactive, assurant une diffusion étendue à ces données et un nouveau potentiel d'accroissement de celles-ci. La grande force de ce projet réside précisément dans l'utilisation judicieuse de telles possibilités en correspondance dynamique avec la nature des contenus proposés ; il fait preuve d'une association fort appropriée entre la forme et le contenu en ayant recours à la base de données comme moyen de création.


LA BASE DE DONNÉES : UNE FORME ARTISTIQUE

Une récente exposition, intitulée Database Imaginary, a réuni plusieurs projets d'artistes créant et/ou intégrant des bases de données.4 L'événement proposait que l'utilisation créative de bases de données s'explique par l'omniprésence de celles-ci dans notre monde de plus en plus informatisé, et que ces bases de données5 finissent par modeler notre manière de comprendre la complexité qui nous entoure et toucher notre imaginaire. Par conséquent, il ne serait pas étonnant de voir les artistes s'approprier cette forme.

La vocation des bases de données est de gérer une grande quantité de données, des données qui sont susceptibles de s'accroître. Elles répondent à un besoin d'organiser, et de faciliter ainsi l'accès à des contenus abondants et divers. Elles permettent de garder en mémoire des contenus. Enfin, elles visent l'intelligibilité. Qui plus est, elles structurent l'information d'une manière non linéaire avec des possibilités d'entrées et de trajectoires multiples. Lev Manovich affirmait ainsi dans une entrevue que « like new media in general, databases allow for coexistence of different points of view, different models of the world, different ontologies and, potentially, different ethics ».6

Or, ces différentes caractéristiques des bases de données répondent, d'une manière ou d'une autre, aux contenus archivés dans The File Room, en leur donnant une présence et une importance nouvelles. La constatation d'une quantité considérable de cas de censure artistique est déjà une prise de conscience du problème. L'idée que cette collection puisse s'accroître propose que de nombreux autres cas ne sont toujours pas répertoriés, que de nouveaux collaborateurs pourraient contribuer - ayant depuis peu accès à l'équipement nécessaire et/ou prenant connaissance du projet - et, enfin, que de nouveaux cas de censure artistique continuent d'avoir lieu de nos jours… La volonté d'organiser cette quantité de données, afin de pouvoir les consulter, confère également une valeur à cette information. L'organisation suppose temps et travail, familiarisation et compréhension, et une construction dans le but de partager les résultats d'une manière qui facilitera l'usage.

Qu'un « outil » servant ainsi à répertorier et à structurer ces contenus soit accessible aux utilisateurs du Web en dit long également sur la nécessité d'exposer des informations qui, par nature, resteraient cachées, destinées à disparaître du domaine public. Toutefois, ce n'est pas simplement l'accès « démocratique » du Web qui est pris en compte par l'œuvre, mais le renforcement de valeurs démocratiques comme telles, c'est-à-dire la possibilité d'action personnelle, de parole individuelle, d'une contribution ayant une valeur égale à celle de toutes les autres occurrences.

La base de données est un instrument de mémoire. Or, la mémoire détient un pouvoir contre l'effacement puisque le document chaque fois consulté se régénère dans l'esprit d'un autre individu, si bien qu'un cas de censure destiné à la suppression fait ici l'objet d'une connaissance et de reconnaissances. La mise en mémoire est un acte de conservation, de mise en référence susceptible de déclencher la rétrospection et la réflexion. De plus, la consultation comparative des données génère un processus menant à une intelligibilité, une intégration sensible des contenus en vue de produire du sens sur le plan individuel, une signification qui variera selon les utilisateurs et le parcours emprunté. Enfin, la diversité des sources et la multiplicité des parcours contestent l'autoritarisme que peuvent signifier l'auteur et la trajectoire uniques. Pour ces diverses raisons, la nature « éthique » et l'aspect créatif des contenus de The File Room sont ainsi appuyés, renforcés par le caractère « éthique » de la base de données et son potentiel de création.


LA CENSURE CULTURELLE OU LE POUVOIR DE L'EXPRESSION ARTISTIQUE

« Much of the battle here over censorship and expression has been fought in the arts, which have provided both an easy target and a potent symbol. »7

Tout le monde connaît certains cas de censure artistique. Les livres à l'index dans le Québec de la grande noirceur, le sort troublant réservé à Salman Rushdie après la publication de son roman Les Versets sataniques, sont des exemples qui surgissent immédiatement à l'esprit. À consulter les archives de The File Room, on ne peut qu'être impressionné par l'ampleur du phénomène et la quantité de cas de censure artistique à travers le monde et au cours de l'histoire, toutes disciplines confondues. Les cas récents ne manquent d'ailleurs pas et plusieurs de ceux-ci ont trait à l'accès et à la diffusion de contenus sur Internet, ce qui permet rapidement de constater que la censure sévit toujours et que ce médium ouvert et « démocratique » n'est pas à l'abri des contrôles. On ne peut qu'admettre avec l'artiste : « We can't ever consider censorship a closed matter. It's alive and well, sadly enough. »8

Que l'art puisse être l'objet de censure d'une manière si étendue peut surprendre. L'art paraît souvent occuper une place un peu à l'écart du domaine social et du politique, là où les instances du pouvoir exercent un véritable rôle de contrôle. Il faut pourtant se rendre à l'évidence, devant l'état des choses mis de l'avant par The File Room, que l'art est bel et bien « une cible », mais aussi, par conséquent, un moyen d'exercice de l'individualité, de l'expression qui n'obéit pas aux normes dictées par l'autorité, quelle qu'elle soit. The File Room met en évidence l'aspect potentiellement subversif de l'art d'une manière saisissante. En permettant à quiconque de révéler ce qui était caché, de rendre lisible ce qui devait être effacé, de donner une visibilité à l'invisible, le projet conteste le contrôle et toute forme d'autorité. Il procure un espace public à l'expression individuelle, un espace qui lui avait été refusé.



Notes
1 : Robert Atkins, Meditating on Art and Life in the Information Age, Antoni Muntadas and the Media Landscape, Barcelone, 1996.  

2: L'installation a été présentée dans plusieurs autres lieux par la suite et lors de nombreux événements, notamment la Biennale de Lyon (1995), Ars Electronica à Linz en 1995, et ISEA 1995 à Montréal.  

3 : Un formulaire permet l'ajout de contenu à la base de données. Au départ, celle-ci contenait près de 400 cas. Elle en comptait environ 5000 deux ans plus tard.
Voir Robert Atkins, op. cit.  

4 : L'exposition, organisée par la Wtitleer Phillips Gallery et la Dunlop Art Gallery, a été conçue par les commissaires Steve Dietz, Sarah Cook et Anthony Kiendl. The File Room était une des œuvres présentées. (Voir lien)  

5 : Bases de données que chacun de nous peut créer à l'aide de logiciels faciles à utiliser, et qui peuvent porter sur des sujets divers, listes structurées par thèmes, groupes, etc ; mais aussi bases de données qui nous incluent nous-mêmes, en tant que personnes, citoyens ou consommateurs, et qui sont mises sur pied par des organismes, des gouvernements, etc.  

6 : Entrevue réalisée par Inna Razumova, Gerri Wittig et Brett Stalbaum, parue dans Switch  

7 : Rachel Weiss, "Some Reasons Why The File Room Exists", in The File Room Publication  

8 : Dans une entrevue avec Robert Atkins  




Sylvie Parent

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