œuvre 1


253, de Geoff RYMAN (Royaume-Uni), 1996


TRANSPORTS HYPERTEXTUELS EN COMMUN



Les travaux de l'Oulipo (l'Ouvroir de Littérature Potentielle), depuis la fondation de ce mouvement en 1960, ont provoqué des critiques qu'on peut résumer en deux temps. D'une part, la contrainte étant par définition contraignante (qu'on veuille bien me passer la tautologie), elle serait castratrice et limiterait les pouvoirs de l'écrivain dont l'imagination se verrait ramenée à des dimensions cacochymes. D'autre part, et de manière plus méprisante, son utilisation serait juvénile et rendrait compte du peu de sérieux de ceux qui s'en servent. Sur ce dernier point, on se contentera de répliquer qu'il y aurait une belle fiction à écrire sur Racine en train de compter les pieds de chacun des vers de ses plus sérieuses tragédies, vérifiant bien l'alternance de rimes masculines et féminines. Au-delà des contraintes déjà complexes de la langue, on n'en finirait plus de décliner les œuvres qui ne pourraient fonctionner sans elles. Quant à l'effet réducteur qu'elles auraient sur l'imagination de l'écrivain, il vaut uniquement pour ceux qui croient qu'en étalant ses tripes sur la page, on fait œuvre littéraire valable et durable. La contrainte aide à la mise à distance : un texte reste du langage et non du vécu.

Certains pourraient croire, a priori, que l'éclatement permis par l'hypertexte, à travers le réseau, se marie mal aux balises rigides de la contrainte. C'est bien mal connaître les principes de la chose. Le roman de l'auteur d'origine canadienne Geoff Ryman, 253, publié sous forme de livre en 19981, après une première version sur internet à partir de 1996, démontre au contraire le potentiel d'une pareille alliance.

Le roman, sous-titré « the Journey of 253 lifetimes », raconte un voyage en métro. L'action (si on peut dire…) se déroule dans le métro londonien et repose sur le principe suivant : le tube train, lorsque tous les sièges sont occupés, peut contenir 252 personnes, auxquelles on peut ajouter le conducteur, pour un total de 253. Chaque chapitre, au nombre de sept, porte sur les différents wagons qui composent le train. Un dessin présente d'abord le wagon, avec le nom de chacune des personnes qui s'y trouvent, des informations sur leur compte (se résumant en un, deux, ou trois mots) et le siège qu'ils occupent. Par la suite, chaque page donne des indications (en 253 mots, ni plus ni moins) sur un voyageur, divisée en trois parties : « Outward appearance », « Inside information », « What she [or he] is doing or thinking ». Quelques notes en bas de page permettent parfois d'apporter des informations singulières. L'histoire se déroule le 11 janvier 1995, entre 8h35 et 8h42, entre les stations Embarkment et Elephant & Castle, et se termine par un accident dans le tunnel, raconté en quelques pages. Le roman, entre deux chapitres, est également parsemé de fausses publicités sur 253, volontairement (?) vulgaires dans leur insistance à vendre au lecteur le produit qu'il est en train de lire. Ce n'est pas sans rappeler les sollicitations incessantes vécues quotidiennement par le voyageur du métro.

Même si chaque page porte en principe sur un seul personnage, il en concerne en réalité beaucoup plus, puisque certains pensent à d'autres voyageurs installés dans le même wagon et qu'ils regardent, avec un intérêt plus ou moins relatif selon les cas.

La manière quasi télégraphique de l'auteur de présenter les personnages, de se servir du roman pour dessiner une société grégaire plutôt que d'en faire l'espace d'une réflexion sur les subjectivités psychologiques des uns et des autres, n'est pas sans rappeler le Dos Passos de Manhattan Transfer. On se plaît à penser à l'adaptation que ce dernier roman aurait pu produire dans un cadre hypertextuel.

Dans le cas de 253, le passage du codex à l'univers virtuel se fait aisément. On peut même avancer que le roman apparaît comme un modèle métatextuel de la lecture hypertextuelle. En effet, la ramification des voies du métro permet de penser le tube londonien comme un réseau. Les hyperliens sont multiples entre les 253 histoires, permettant de passer d'un personnage à un autre, parfois d'un événement à un autre, à partir d'un nom de lieu.

Paradoxalement, c'est la plasticité même de la version papier qui rend la version hypertextuelle un peu décevante. En effet, le livre lui-même se lit de manière non linéaire. Il est très facile de l'aborder sans jamais suivre l'ordre des pages. On peut sauter d'un personnage à l'autre, d'une voiture à l'autre, sans que cela ne provoque de problème pour le lecteur. L'effet systémique de l'ouvrage, sa circularité fondamentale se lisait déjà en feuilletant les pages. En ce sens, la version hypertextuelle se contente « d'accélérer » le phénomène, le rendant plus (trop?) explicite. On espère toujours plutôt lire de véritables adaptations, aussi marquées (ou presque) que dans le passage d'un roman à un film. Si le résultat est ici intéressant et agréable (de manière ludique), il reste fortement prévisible. Du moins, évidemment, pour celui qui connaît déjà le format livre. Reste à savoir s'il est nécessaire de faire une lecture sur le mode comparatif. La question reste ouverte.





Notes
1 : Geoff Ryman, 253, New York, St. Martin's Press,
1998, 364 p.  




Jean-François Chassay

haut de page
retour

 sommaire
 dossier
 compte rendu
 œuvre 1
 œuvre 2
 œuvre 3
 œuvre 4
 œuvre 5
 crédits
 archives
 liens
 collaboration
 abonnement
 contact
 ciac