œuvre 5


Tentative d'épuisement de
Tentative d'épuisement d'un lieu parisien de Georges Perec
,
de Philippe de JONCKHEERE (France), 2000



Philippe de Jonckheere occupe une place singulière comme artiste de la transition entre le monde de l'imprimé, de l'argentique et le monde du numérique. Son site du Désordre construit un savant entrelacs entre l'inscription matérielle et le support numérique, labyrinthe multi-dimensionnel qui inclut les principes de transitivité et d'aléatoire pour inviter l'internaute à se perdre dans une visite aventureuse. La page d'accueil du Désordre affiche une image interactive : la photographie du dessin du plan du site, un panneau de feuilles aux coutures apparentes, qui déborde résolument la taille d'un écran. Vertige de la récursivité : les icônes, boutons, ascenseurs composés à la main, dressés en un réseau complexe de renvois plutôt qu'une arborescence dans le langage de la machine, s'activent au passage de la souris. Si cette première image évoque un brouillon de Perec, ce n'est pas par hasard. Perec est partout célébré, comme inventeur de procédés créatifs, arpenteur de l'imaginaire et de la mémoire, depuis de nombreuses pages du site, par le travail du puzzle, de classement, des jeux de mémory composés avec un informaticien. De nombreux sous-systèmes du Désordre portent un titre qui redouble le titre d'une des œuvres de Perec : ainsi Tentative d'épuisement de Tentative d'épuisement d'un lieu parisien de Georges Perec.

Espèces d'écriture : Perec au café, devant lui les feuillets, note pendant trois journées de 1974 les micro-événements de la place Saint-Sulpice, changeant de lieu d'observation, selon la contrainte de relever strictement le visible, de décrire cet infra-ordinaire jamais nommé, sans romanesque ni visée discursive. Sujet expérimentateur, il n'apparaît dans le texte que pour tracer les repères spatio-temporels de l'ici-maintenant de l'écriture, mentionner son influence sur l'objet étudié, préciser des choix stratégiques d'inventaire pour la recension du réel, pointer une lassitude qui pourrait affecter l'accomplissement du programme par un être humain. Le titre de Tentative d'épuisement d'un lieu parisien1 marque en effet les limites de l'écriture dans le travail de saisie du réel.

En 2001, Philippe de Jonckheere compose à partir du texte initial de Perec un hypertexte d'une unique page html augmentée de près de 800 liens, externes en quasi-totalité2. Il s'éclipse comme auteur dans le paratexte initial au profit d'une figure renouvelée du commentator3, et pour la technique, délègue au navigateur de l'internaute l'affichage du lien. Un dispositif d'interactivité minimale attend le visiteur de Tentative d'épuisement de Tentative d'épuisement d'un lieu parisien de Georges Perec, libre d'activer les liens et de les ouvrir dans une nouvelle fenêtre, pour revenir ensuite à l'écran initial. Chaque unité lexicale dont la nouvelle fonction est marquée typographiquement pointe vers des unités iconiques ou verbales. Rien n'indique qu'un lien a été visité. Si le texte de départ est fragmentaire, bref, le volume de l'hypertexte décourage un parcours extensif au profit d'une fréquentation répétée, d'une familiarisation avec les lieux. En marge, le commentaire d'un échange électronique avec un internaute met en exergue deux instances particulières de lecteurs : celui qui s'identifie à un personnage, se reconnaît dans les souvenirs de Perec et celui qui partage avec un autre lecteur les aventures d'un texte.

Dans cet espace d'exploration, les liens ne sont ni calculés ni adaptatifs, le visiteur n'est pas désorienté par un processus déroutant : la charge cognitive est ici déportée de la compréhension du dispositif vers la découverte du labyrinthe et du jeu des associations imprévisibles opérées par Philippe de Jonckheere à partir du texte source et de la contrainte perecquienne.

Philippe de Jonckheere propose dans sa lecture de donner à voir ce que désigne Perec et de transposer ses intentions dans l'hypertexte. Il compose ainsi une sorte de double virtuel de l'espace urbain parisien, à partir des sites des transports de bus, de voyagistes, d'hôtels, de libraires, de magasins, de liens surprenants et ludiques, d'archives photographiques de la BNF, d'une rigoureuse nomenclature des rues... Pour préciser les allusions de Perec, il s'appuie aussi bien sur des sites institutionnels que sur des pages personnelles de collectionneurs et de passionnés. L'hypertexte se révèle dans sa capacité à reproduire le cheminement de l'esprit lorsque Philippe de Jonckheere éclaircit une allusion à un acteur, une personnalité : le lien fait alors surgir l'image mentale ou visuelle selon différents procédés rhétoriques et parfois irrévérencieux.

A partir de la limitation initiale du matériau linguistique, Philippe de Jonckheere reprend comme auteur le geste de Perec pour tenter une recension du cyberespace tel qu'il surgit, dans la fragmentation de sites non reliés. Au premier abord, l'accumulation virtuose des sites parait répondre à la volonté de désigner ce qui se présente sans discriminer par exemple selon le degré de sophistication des interfaces. La navigation explore différents âges du langage html, l'activation des liens est exploration de sites légitimés comme nouveaux supports de l'intelligence et de la mémoire collectives. Mais s'opère en même temps une construction de l'identité de l'auteur par le lien externe, puisqu'on retrouve par allusions discrètes dans ces voisinages des échos aux choix esthétiques et aux thématiques du Désordre, que ce soit dans le détournement, le pointage amusé ou complice, le salut aux photographes, l'amour de la littérature, de la musique et de la couleur.

Pour reproduire la démarche créatrice de Perec, il fallait donner un équivalent poétique à la contrainte à laquelle celui-ci se heurte : une tension entre la nomination un par un des éléments dans l'ordre de leur répétition qui fait série et l'inventaire générique, l'accumulation parataxique. Philippe de Jonckheere varie la granularité et la cardinalité des liens : un mot, un syntagme, une expression, une phrase même renvoient à un lien dont le visiteur ne pourra prévoir s'il est unique ou répété. Le texte de Perec semble alors comme un thème auquel un musicien fait écho dans une improvisation.

Tentative d'épuisement de Tentative d'épuisement d'un lieu parisien de Georges Perec réussit l'adaptation hypertextuelle d'une contrainte d'écriture par un dispositif propice à l'exploration et consacre l'auteur comme celui qui sait jouer du lien.





Notes
1 : Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Christian Bourgois, 1975 (réédité en 1982 et 2003).  

2 : À l'inverse de Je me souviens de Je me souviens de Georges Perec, dont la plupart des liens pointent vers les pages du Désordre.  

3 : Nous reprenons ici les distinctions médiévales relevées par Barthes entre le scriptor, l'autor, le commentator et le lector.
(Voir Barthes, Critique et Vérité, 1966).  




Isabelle Escolin-Contensou

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