dossier
par Jean-Paul Fourmentraux
Cliquez sur les images pour voir les œuvres
Depuis le milieu des années 90, le Net art promeut l’émergence d’œuvres qui bousculent les relations
entre art et société. Résultat d’une co-élaboration entre artistes, informaticiens et internautes, la mise
en œuvre du Net art hybride de manière inédite le travail artistique, l’expertise technologique et
l’expérience de plus en plus inventive de collectifs amateurs. Ce contexte de création collective,
reposant sur des modes d’interactivité technique et des formes spécifiques d’interaction sociale,
conduit à une redéfinition de la figure et des fonctions d’auteur traditionnellement à l’œuvre dans les
mondes de l’art.
En engageant une expérience doublement perceptive et manipulatoire, Internet a en effet
transformé la relation aux œuvres d’art. L’implication du public y est devenu un impératif : elle est mise
en scène dans des dispositifs informatiques qui génèrent différents modèles d’interactivité ; elle fait
l’objet de stratégies artistiques de fidélisation et repose sur la construction d’interfaces et de prises
tangibles sur l’œuvre ; elle engendre, enfin, différents rituels et contrats de réception des images
propres à l’art numérique. Le public doit désormais mobiliser différentes stratégies « d’action sur
l’œuvre » dont l’interactivité ou la « jouabilité » composent de nouveaux régimes sociotechniques
d’interprétation. Intervient alors peut-être, pour l’œuvre d’art numérique, la nécessité d’un équivalent
de ce qu’est en musique l’interprétation, entendue au sens de la « pratique » entraînée et assidue des
œuvres. En s’étendant à l’art numérique le modèle performatif mis au point par la musique pourrait
bien ainsi redéfinir ce que l’on entend traditionnellement par « interprétation ».
L'ŒUVRE " EN ACTES "
Les artistes du Net art disposent et engagent au cœur d’Internet des projets multiformes - environnements
navigables, programmes exécutables, formes altérables - qui vont parfois jusqu'à
inclure une possibilité d’apport, de transformation ou de communication en provenance du public. Une
part importante du travail de création consiste à acheminer l’œuvre vers son public potentiel, pour que
celle-ci puisse être agie. L’interactivité minimum est toujours navigation dans un espace d’information
plus ou moins transparent et arborescent. Une interactivité plus complexe peut prescrire la génération
d’un algorithme de programmation. Dans ce cas, elle est simultanément commande d’un processus
observable pour l’acteur du dispositif et branchement algorithmique pour l’auteur. Une troisième
relation interactive peut encore consister en la possible introduction de données de la part de l’acteur.
Il s’agit là d’une interactivité de contribution, cette dernière pouvant ou non avoir une incidence réelle
sur le contenu ou la forme de l’œuvre. La contribution y est dans ce cas doublée d’une altération.
Enfin, l’interactivité peut être le terreau d’une communication inter-humaine médiée. C’est ici
l’alteraction - l’action collective en temps réel - qui compose le cœur du projet artistique. Chacune de
ces figures de l’interactivité prévoit ainsi des emplois et des incertitudes, des contraintes et des prises
par lesquelles se co-construisent l’action et l’objet, ses schémas de circulation et ses régimes
d’existence. Pour chacun de ces scénarios, le Net art aménage différentes prises en direction d’un
public qui peut désormais, selon certaines réserves et conditions, devenir « acteur » de fragments
d’œuvres préalablement identifiés. En conjuguant simultanément une esthétique du code, un design
d’interface et un art de l’archive (plus ou moins éphémère), le Net art met ainsi en scène un art
appliqué à disposition du public.
Reprenons et synthétisons dans le schéma suivant ces différentes figures de l’action sur et avec
l’œuvre du Net art en les rapportant aux figures de l’interactivité déployées par l’artiste.
| Interfaçage | Interactivité | Interaction |
Lecture | Espace d’information | Exploration | Intra-actionniste |
|
Navigation | Espace d'hypertexte | Exploration | Intra-actionniste |
|
Initiation | Algorithme | Contribution (Commande) | Co-actionniste Co-exécutif |
|
Perturbation | Espace de processus | Altération (Apport de données) | Co-actionniste |
|
Communication | Environnement | Alteraction (Dialogue) | Inter-actionniste |
Le mode de « lecture » s’apparente ici à celui correspondant au régime du livre imprimé. La
lecture des dispositifs Net art s’y effectue sur un mode linéaire, sans offrir de possibilité de bifurcations
intertextuelles et encore moins la capacité de transformation du corpus original. Elle introduit
néanmoins les caractéristiques propres de la page informatique en ce qui concerne ses dimensions et
sa possibilité de parcours. La lecture comprend, dans ce contexte, la possibilité d’une circulation dans
la page, qui intègre les hors champs de l’écran. L’interface logicielle permettant dans certains
dispositifs de se mouvoir, à l’aide des ascenseurs, en périphérie de l’écran, sous et à côté de
l’affichage immédiatement visible. En outre, certaines pages exploitent cette possibilité en dispersant
les fragments de textes ou d’images. Le visiteur est alors contraint de longtemps dérouler la page,
dans son infinie largeur et/ou hauteur, avec la sensation parfois que le processus peut ne pas aboutir.
Le mode de la « navigation » jouit des possibilités hypertextuelles promues par la mise en forme
numérique. La visite implique désormais une exploration des différentes pièces disposées par l’artiste.
Non linéaire, la lecture se fait sur un mode réticulaire, au fil d’un parcours constitué par une série de
bifurcations, de liens en liens, dans les arborescences du dispositif. La circulation s’opère dans un
corpus informationnel agencé par l’artiste selon un diagramme de relations et d’intersections
sémantiques ou visuelles prédéfinies. Les lieux à parcourir y sont suffisamment nombreux et
entrelacés pour que le visiteur ne puisse s’en représenter une vue d’ensemble. Idéalement,
l’appréhension et appréciation de l’œuvre paraissent ainsi toujours originales et pour bonne part
largement inédites. Toutefois, les constituants multiples de ses configurations ne sont, là encore,
nullement modifiables.
Le mode de l’« initiation » répond à la nécessité d’exécution des programmes informatiques qui
forment le cœur des dispositifs du Net art. Dans ce cas, le visiteur est sollicité pour l’initialisation ou
l’exécution d’un algorithme disposé par l’artiste. L’interaction entre le visiteur et l’œuvre s’opère lors de
son lancement. Ensuite, son déroulement intervient de manière automatique sans recourir à aucune
autre forme d’action externe. Le caractère largement autonome du programme n’exclut cependant pas
chez le visiteur un sentiment de surprise : l’algorithme pouvant adopter des comportements aléatoires
obéissant à des scénarios imprévisibles, dictés par les aléas du traitement informatique.
Le mode de la « perturbation » intervient dans les dispositifs qui réagissent aux actions du
visiteur. L’objet de cette action ne se limite plus à la navigation dans un espace d’information, mais se
déploie par la perturbation de la forme et du contenu de ces informations. Selon les dispositifs, ces
perturbations peuvent être de différents ordres, et aller jusqu'à l’interruption de certains processus
automatiques autonomes, à l’image de ceux précédemment évoqués. Mais l’acte de lecture est ici
pleinement intégré : les actions du visiteur ont des incidences directes sur l’œuvre qu’elles viennent
altérer. De surcroît, certains dispositifs sollicitent l’apport de matériaux de la part du public. C’est, dans
ce dernier cas, l’intégration et la disposition de ces matériaux qui composent l’action conjuguée du
dispositif artistique.
Le mode de la « communication » apparaît dans les dispositifs d’échange qui déploient un
environnement mis à la disposition des visiteurs, désormais co-auteurs du processus de conception
d’une création collective. L’acte artistique consiste à disposer un espace en creux dans l’objectif afin qu’il
soit investi et habité. De ce fait, ce dernier donne lieu à des productions plus communicationnelles que
réellement matérielles. Plus que le résultat proprement dit, c’est le processus d’activation de
l’environnement créatif lui-même, qui est élevé au rang d’œuvre. La communication renvoie à l’activité
partagée entre les différents producteurs du contenu : l’auteur (l’artiste) demeurant le seul
responsable de l’installation et du cadre processuel.
L'AUTEUR EN COLLECTIF
À l’issue de ce parcours, on mesure mieux comment la réception de l’œuvre devient
désormais un « travail » sur le matériau artistique. Cette répartition des « investissements de formes », couplée aux configurations spécifiques à chaque dispositif, d’une part, et aux
modalités de l’action (interactivité et interaction) qu’ils impliquent, d’autre part, renseigne sur les
nouvelles « qualités d’interprétation » et d’expérimentation déléguées au visiteur. Les dispositifs
mettent ainsi en scène un savant équilibre entre distance et proximité, entre tension, séparation et
union dans et autour de l’œuvre. Ils qualifient ainsi, tout à la fois, des cœfficients d’interprétation et
des modes de collaboration à l’œuvre. En outre, ils font de ces différentes logiques de parcours des
matériaux artistiques à part entière.
La configuration spécifique de ces dispositifs Net art engage donc également une redéfinition
des conventions, censées organiser et permettre la circulation, aussi bien que la réception, des
œuvres artistiques. Le récepteur s'y voit attribuer un rôle de plus en plus capital : tout est agencé pour
lui redonner la main, le sortir de la contemplation, en refaire comme le musicien amateur l’artisan de
sa propre jouissance esthétique. En outre, à l'instar de la figure du joueur, il peut simultanément
s'éduquer et être éduqué à percevoir les stratégies de l'auteur, selon des processus de collaboration
spécifiques.
ÉCRITURE(S) ET CO-CONCEPTION DU NET ART
En amont de la production, la mise en scène de l’activité de conception associe deux formes
d’écriture : l’écriture de l’idée ou du concept (l’intention artistique), d’une part, et l’écriture de
l’algorithme de programmation, d’autre part. L’outil informatique fait en effet se côtoyer ces deux
acceptions du terme « écriture » et place conjointement les deux scripteurs, incarnés par
l’informaticien et par l’artiste, dans une position d’autorité équidistante. En outre, dans ce contexte, le
travail d’auteur(s) ne revient plus seulement à produire des images, mais également à proposer les
cadres qui permettront de les voir et de les lire : la présentation de l’œuvre faisant plus que jamais ici
partie intégrante de l’acte créatif. Des cadres de vision et de lecture de l’image numérique doivent
ainsi être eux-mêmes « disposés », à l’attention d’un public participant. La « disposition » doit en effet
satisfaire la double exigence « d’agencement » et de « mise à disposition », par l’installation conjointe
des espaces, des figures et des possibilités de faire. Tout dispositif du Net art propose une sorte de
« pré-interprétation » de l’œuvre par l’auteur, soit sa configuration et modélisation en un schéma
intelligible, destiné à conditionner et programmer partiellement sa « ré-interpréation » par le lecteur.
Prévue pour être soumise à la question, l’œuvre du Net art fait resurgir une figure d’auteur augmentée
des diverses fonctions d’architecte, de médiateur, d’auteur anti-copyright, de co-auteur, de metteur en
œuvre, de concepteur, d’opérateur esthétique et d’agent d’insémination. Chacune de ces
dénominations souligne que désormais, dans le monde des arts plastiques, la réalisation du protocole
créatif dépend de son « interprétation » collective et toujours ponctuelle, partagée entre artiste(s) et
public(s). Ce qui explique que le travail de l’artiste-médiateur se concentre souvent sur l’élaboration
d’une esthétique relationnelle où la circulation des objets et des humains compose la dimension
intersubjective et communicationnelle de l'expérience esthétique.
En ce sens, le Net art promeut l’instauration d’une dynamique d’échange entre l’auteur,
l’acteur et l’œuvre, qui contrarie toute représentation immanente, au profit d’une succession
d’interprétations possibles. Selon cette conception, s’il revient encore à l’artiste de « superviser » un
projet, il ne lui est désormais plus envisageable de le « surplomber ». En conséquence, dans le
contexte du Net art, il n’y a pas plus une œuvre unique qu’il n’y a un auteur hégémonique. Le
dialogisme opère ainsi également au niveau de la réception et de l’interprétation de l’œuvre. À l’instar
du remix musical, les dispositifs du Net art relèvent bien, en effet, du principe dialogique de
combinaison des voix multiples d’où résulte simultanément l’œuvre éphémère et le réseau des actants
qu’elle traverse : tous deux en train de se faire. Ils entérinent ainsi la pratique hypertextuelle d’une
œuvre, indéfiniment transformable, en circulation permanente, qui se déploie dans un réseau dont les
connexions, ouvertes, favorisent une redistribution de l’auctorialité. Puisqu’en effet, si le dispositif du
Net art est bien l’œuvre conjointe de multiples collectifs assemblés, cet alliage, toujours ponctuel,
n’implique nullement l’assimilation des contributions hétérogènes en une entité unique (vecteur
d’homogénéisation de l’ensemble).
GÉNÉRIQUES ET CLÔTURES DE L'ŒUVRE
Il devient désormais illusoire de croire en la possibilité d’une assignation globale de l’œuvre. Non
seulement celle-ci ne peut plus être envisagée comme une entité harmonieuse et cohérente mais, et
en partie de ce fait, elle n’est plus assimilable à une seule source. La cohérence de l’ensemble ne
tient dorénavant plus par la garantie d’un tout homogène, mais via les cautions successives apportées
à chacun des fragments, partagés entre différents garants de l’œuvre. Or, ce parti pris du partage
n’est pas exempt de risques majeurs, Toutefois, s’il ébranle l’assurance du travail artistique, il
n’implique pas pour autant une dépossession radicale de l’œuvre d’auteur. Plutôt que de confondre
les contributions, la fluidification des rapports entre conception, disposition et exposition, marque bien
davantage l’émergence de formes auctoriales intermédiaires. Il y a désormais, au cœur de ce
processus dynamique, des auteurs (artistes et informaticiens, automates et acteurs), de même qu’il y
a des appropriations et des marquages multiples et variés. Au terme de l’initiation du projet, ces
partages n’engagent point, pour autant, l’effacement de l’auteur individuel. Mais ils promeuvent
néanmoins une forme renouvelée de paternité, distribuée, d’où émerge un auteur en collectif, qui
acclimate l’auteur individuel sans l’annihiler. Cette configuration auctoriale, due aux usages de
l’Internet, promeut en ce sens un auteur(s) ouvert - comme l’œuvre - au dialogue avec autrui.
Ce qui résulte du travail de conception comme de ses expérimentations ultérieures n’est
toutefois pas exempt d’auctorialité. L’inscription des multiples ajouts (à l’œuvre) s’accompagne
souvent, en effet, du marquage individualisé des fragments issus de l’hybridation productive et des
garanties qui en régiront la circulation et maintenance future. À l’instar des sons, les mixages d’images
impliquent une « signature » déclarée, où l’on peut suivre, localiser et identifier la facture des
différents producteurs (« untel remix untel »), dans l’écoute et la vision autant que dans le générique
des collaborations affichées (produits « versus ») entre plusieurs musiciens, plasticiens et
informaticiens. Ainsi, si elle perd sa dimension uninominale, la signature se voit simultanément
renforcée. L’allongement des génériques, dans l’audiovisuel comme dans certains multimédias
(édition de cd-rom, création de sites Web, etc.) témoigne en effet de la permanence, voire de
l’accentuation, de ce souci de nomination. La figure du « générique » qui accompagne désormais une
large variété de produits, permet la démultiplication d’une signature qui réalise le point d’ancrage
provisoire d’une rencontre et d’une interprétation tout à la fois singulière et collective.
La figure du générique clôt aujourd’hui un nombre toujours plus important de productions
sociales : la publication scientifique co-signée où l’autorité individuelle cède fréquemment la place à
une paternité distribuée ; la « génération » littéraire informatisée et artistique ; chacune rejoignant, en
cela, le schéma inauguré par les productions musicales (remix) et cinématographiques (fictions
hypermédias) ou informatiques (Cd-roms). Le monde des arts plastiques semble tirer aujourd’hui les
enseignements, tant pragmatiques que conceptuels, promus par ce déplacement et cette hybridation
des pôles de la conception et de la réception, du travail et de son résultat, de l’objet et de
l’événement, tels qu’ils ont pu être partiellement redéfinis par les expérimentations musicales et
scientifiques contemporaines. Loin de disparaître, les notions d’œuvre et d’auteur apparaissaient ainsi
aménagées et redéfinies par les usages. Le concept d’auteur en collectif offre un modèle analytique
original permettant de penser conjointement l’agencement et la différence (l’individualité). Il permet, en
outre, de montrer les réseaux d’actants et les tactiques et bricolages déployés aux fins de séduction,
de contrôle et d’enrôlement d’autres réseaux humains et non-humains circonstanciés. De surcroît, il
permet d’éviter l’écueil de l’assimilation et du relativisme du « tout auteur » - artistes, machines et
acteurs - pour considérer les investissements pragmatiques de ces différentes catégories dans et
autour de l’œuvre d’art. Dans cette perspective, si le destinataire peut être partiellement considéré
comme un co-auteur, du fait des pouvoirs renouvelés sur l’œuvre que le Net art lui concède, cela
n’implique pas nécessairement la fin de l’œuvre ou la mort de l’auteur, entendu comme son premier
initiateur.
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