entrevue
par Cyril Thomas
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Annie Abrahams est née en 1954 à Hilvarenbeek aux Pays-Bas. Elle a à la fois un doctorat de biologie obtenu à l'Université d'Utrecht et un diplôme de fin d'études de l'école des Beaux-Arts d'Arnhem.
Dans son travail elle utilise aussi bien la vidéo, l'installation, la performance que l'internet.
Elle questionne les relations interpersonnelles dans un monde de plus en plus médiatisé.
Site web : bram.org
Albertine Meunier est le nom d'artiste de Catherine Ramus depuis 2004 (Albertine s'appelait précédemment Cathbleue). Intervenant principalement dans le domaine de l'art dit numérique depuis 1998, elle vit et travaille à Vitry-sur-Seine.
Site web : albertinemeunier.net
Cyril Thomas, critique et historien d'art, a posé ses questions aux deux artistes séparément par courriel.
Comment vous définissez-vous en tant qu'artiste ?
Albertine Meunier : La première question serait-elle la plus difficile ? Se regarder et se définir soi-même en tant qu'artiste, impossible. D'autres le disent pour moi. Il faut croire que prononcer les mots : « je suis artiste » est trop difficile. Si je le suis, je ne le suis pas uniquement. De par mon activité professionnelle quotidienne dans le domaine de l'innovation web, de par mon histoire personnelle (mon cursus d'ingénieur en optoélectronique, de chercheuse, de chef de projet Internet), je « jongle » continuellement d'un statut à l'autre. Je me sens une schizophrène du web ! A la fois moi et une autre. Albertine est là pour montrer ces frontières. Albertine (alias Catherine Ramus), c'est mon identité-tampon, mon identité d'artiste. Catherine Ramus a le même corps qu'Albertine, mais seule Albertine est artiste.
Annie Abrahams : Je ne ressens ni le besoin, ni l'envie de me définir. J'ai peut-être tort. Dans ma vidéo intitulée je confirme, à la question suivante : « Ce que voyez autour de vous est-il de l'art ? » Ami Barak répondait : « Oui, parce que c'est fait par un artiste ». Cette phrase prononcée par un commissaire d'art contemporain est révélatrice. La valeur des choses se trouve à la fois dans leurs revendications de l'artiste et - il ne faut pas l'oublier - dans la force que l'on investit pour les défendre.
Je ne suis pas seulement une artiste ; je suis poète pour les uns, vidéaste pour d'autres, photographe, performeuse et même chanteuse… Je suis également la compagne de quelqu'un, je suis aussi une universitaire, une chercheuse, une enseignante. Tout comme je suis également la fille de, la tante de, l'amie de…
Diriez-vous que vous êtes des net-artistes ?
Albertine Meunier :
Rajouter « net » devant un nom et tout devient beaucoup plus simple ! Si je suis une net-artiste, mes deux « moi » le sont aussi. Les deux manipulent la toile, jouent avec le web, le malaxent. Je et mon alter-ego, nous tentons de le comprendre, de le digérer. Nous essayons également de nous en protéger. Être artiste du net, net-artiste, c'est surtout sentir l'Internet comme une matière, comme une respiration. Pour créer, mes deux identités empruntent des détours, tracent des parcours et analysent des mécanismes.
Annie Abrahams :
Oui et non.
Non, parce que je refuse de me qualifier. Je veux rester à la fois floue et fluide. Je veux être présente sous des aspects et des rôles différents. En quelque sorte, je veux demeurer une identité insaisissable ! Une personne en mouvement peut être partout à la fois et agir selon les circonstances et selon ses désirs.
Oui, lorsque je dois défendre l'art sur le réseau. Je me transforme alors en une missionnaire qui voyage à Paris, en province, qui s'envole parfois vers d'autres pays afin de montrer qu'Internet contient autre chose que de la pornographie et des jeux à télécharger.
Quelle est votre définition d'un ou des « média(s) » ?
Albertine Meunier :
A mon avis, un « média » véhicule une information textuelle, sonore ou visuelle mais celle-ci reste toujours numérique. Depuis peu, je réserve le mot « media » à tout ce qui est numérique. Je ne sais pas trop pourquoi, c'est une simplification toute personnelle, histoire de m'y retrouver ! Quand une matière physique est présente, palpable, reconnaissable, je ne la nomme plus « média » mais papier, journal, tableau, cd, radio. Lemonde.fr est un « media » tandis que Le Monde reste un journal.
Curieusement, le « média » est finalement devenu pour moi tout ce qui est en ligne, connecté ou composé de zéros et de uns. Pourquoi faudrait-il mettre un 's' à « média » ? Ne peut-on pas simplement dire qu'Internet est LE « média » ?
Annie Abrahams :
Je n'utilise ce terme que pour évoquer tous les canaux d'informations connus à ce jour, c'est-à-dire la télévision, les journaux, les radios. Dans mon travail, je préfère parler d'outils, de moyens d'expressions, de recherches, de possibilités d'opérations. Paradoxalement, j'évite le mot « média » et plus encore l'expression « multimédia » alors que pourtant elle pourrait tout à fait décrire ma pratique artistique.
Seulement les projets qualifiés de « multimédia » sont souvent pompeux, vides de contenu, ayant recours à des gadgets technologiques.
Quelle différence faites-vous entre un « medium » et un « média » ?
Albertine Meunier : Dans la continuité de mon vocabulaire personnel, si « média » ne se conjugue pas au pluriel, alors medium n'est pas son singulier.
Un « medium » est plutôt un moyen, un lieu de transition ou un lieu de passage. La peinture se fait avec le medium peinture, l'art sur Internet se fait avec le medium qu'est Internet... Le medium pourrait être la matière de création.
Annie Abrahams :
« Média » : pluriel de « Medium ». « Medium » : support d'informations.
Annie Abrahams, comment caractérisez-vous ou définissez-vous la pratique d'Albertine Meunier ?
Albertine Meunier = + ou - Catherine Ramus. Albertine et Catherine ont une pratique intense d'Internet. Elles se déplacent à l'intérieur du réseau avec une énorme gourmandise doublée d'un regard analytique et une volonté de nous montrer, souvent par le détournement, en quoi et comment les outils que nous utilisons tous les jours nous déterminent et, parfois, nous manipulent.
En 2004, Albertine Meunier n'existait pas encore ; seuls existaient alors Cathbleue et Counter Googling.
Dans cette œuvre, elle mettait en ligne des biographies détournant, parasitant la pratique du « googling », - c'est-à-dire le fait de taper le nom et le prénom d'une personne dans le moteur de recherche - en vue de créer une autre identité, moins véridique celle-ci mais plus humoristique.
Depuis fin 2006, elle publie l'historique de ses propres recherches sur Google dans le cadre de son projet My Google Search History. En rendant publique ses données privées collectées par Google, elle en annule toute la valeur. Elle pointe l'idée que la meilleure façon de réagir aux tendances panoptiques de l'Internet est de tout donner, à tout le monde, pour rendre inutile la course aux nouvelles informations. Est-ce une façon de s'immuniser contre les attaques envers notre espace privé ? Ou une simple formule de défense qui se traduirait par : « Prenez tout, ce n'est pas moi, vous vous trompez si vous pensez me manipuler ainsi. Je reste maître, vous ne m'aurez pas » ? D'un côté, c'est jouissif de voir qu'un simple individu peut intervenir dans la politique d'un grand mastodonte de l'Internet. De l'autre, cette pièce dessine un portrait très intime d'elle-même.
Catherine, Cathbleue, Albertine, ces trois identités posent des questions essentielles qui sous-tendent ma propre pratique : « Qui suis-je dans une société où mes références passent par le réseau ? Qui suis-je dans une société où les notions d'identité et d'intimité changent, bousculées par la pratique du réseau ? Comment notre identité évoluera-t-elle dans le futur ? Où résidera-t-elle ? En 1999, j'ai proposé à trois personnes de jouer Annie Abrahams sur Internet dans une performance intitulée Je n'ai que mon nom. Quelques semaines plus tard, je n'arrivais plus à me distinguer, à savoir laquelle des quatre « Annie » était réellement authentique. Expérience qui m'a fortement bouleversée. Les jeux avec et sur l'identité sont toujours déconcertants, voire dangereux ; en effet, ils demeurent des générateurs d'incertitude.
Albertine Meunier, je vous adresse la même question à propos du travail d'Annie Abrahams ? Plus particulièrement, qu'évoque pour vous la métaphore de la « fourmi » ?
Albertine Meunier : Dans les pièces d'Annie, il y a une omniprésence de textes récoltés sur Internet et une présence soutenue de la voix. Les mots sont répétés, les sons aussi, la répétition est fondamentale dans ses créations ; c'est ce qui nous entraînent dans une sensation corporelle familière : la peur, la solitude, le besoin d'être rassuré, la séparation...
Dans une de ses œuvres, Annie Abrahams dit : « à force de répéter, il ne reste plus de sens ». Le sens formel disparaît au profit de la sensation. Le corps se rend présent avec ses émotions, ses battements, ses excès, ses agacements...
Les titres de ses pièces font résonner ce corps : Je suis seul, alone - Qui suis-je - I only have my name - Comprendre - Tout va bien - Puisque ma voix - Doutez-vous - L'un la poupée de L'autre - rassure - Bitter times - being human - Séparation - Painsong - Attentions - Solitudes - Breaking Solitudes - jesuisuneœuvredart - Happy moving - don't touch me.
Annie Abrahams aime rassembler. Elle raconte qu'elle effectue « beaucoup de collectes sur Internet pour observer l'être humain autour d'elle ». Le temps d'un soir, elle réunit également des femmes de l'Internet, une sorte de « Girls Band », pour réaliser une performance collective. Elle constitue le point de jonction entre différentes personnes.
Ce qui se vérifie concrètement lorsqu'elle invite d'autres artistes à participer aux InstantS ou aux web performances Breaking Solitude et Double Bind.
Quant à la métaphore de la fourmi, elle s'inscrit vraiment dans sa démarche liée à la rencontre. La fourmi errante, grâce à ses « égarements », trouve d'autres sources… La fourmi se fait aussi rassembleuse en invitant de temps en temps d'autres fourmis. Et puis les fourmis, en se frôlant, communiquent et vivent ensemble...
Dans ses « collectes », Annie Abrahams évoque l'idée de « donner chair et os à ce qui est sur son écran », dont elle signale qu'il « a perdu de son émotion ». À regarder ses pièces, l'émotion revient avec l'épaisseur des textes et de la voix.
De l'omniprésence de l'autre du rapport à l'autre et des barrières qui sont forcément présentes, se dégagent les limites de la peau. Ces dernières mettent à jour d'autres frontières, notamment celles traitant de la compréhension mutuelle.
À l'occasion de cet entretien, j'ai aussi découvert une vidéo que je ne connaissais pas, intitulée Les chênes verts. Un régal ! Une succession de mots répétés par des personnages jouant aux cartes mais qui résonnent autrement. On arrive presque à sentir le vent, présent lors de cette après-midi de tournage.
Comment en êtes-vous venues à travailler sur et dans le réseau ?
Albertine Meunier :
Naturellement et intuitivement. Avec l'arrivée d'Internet, j'ai rapidement basculé de la sphère scientifique de l'optique vers le réseau. Des salles fermées blanches ou noires 1, je suis passée au monde d'Internet ouvert et sans limite. Je me suis engouffrée dans cet univers sans limite où tout semblait possible : apprendre toute seule 2, construire, communiquer, etc. Parallèlement, j'apprenais à maîtriser l'Internet dans un cadre professionnel. Très progressivement, timidement, j'ai débuté mes actions artistiques sur le réseau en publiant des collages constitués de textes et d'image animées. Année après année, j'ai multiplié et enrichi ma pratique en manipulant l'Internet, le téléphone mobile, les supports vidéos... Aujourd'hui, je publie toutes mes créations sur le réseau. Tout est visible et téléchargeable en ligne.
Annie Abrahams :
Depuis toujours, je me pose des questions identitaires. Depuis toujours, je cherche ma place dans un monde auquel je ne comprends rien. Depuis toujours, j'essaie de comprendre l'autre. C'est la condition première de mon existence. Comment ne pas travailler sur le réseau ? Nulle part ailleurs, je ne peux être plus proche de cet autre ; nulle part ailleurs, je ne peux l'observer si intimement.
J'ai d'abord essayé d'y voir plus clair en faisant un doctorat de biologie à l'université d'Utrecht. Cependant la science ne m'aidait pas à répondre à des questions importantes. Pour citer Tolstoï : « Que devons-nous faire et comment devons-nous vivre ? » J'ai donc radicalement changé d'approche et poursuivi des études aux Beaux-Arts.
Après mon diplôme, j'ai tenté de cerner ce que j'appelais « la vérité » dans mes installations constituées de mes 133 tableaux dits de chaos. Puis, en 1990, j'ai utilisé l'informatique. J'ai rapidement compris qu'en dehors de l'efficacité d'organisation et celle de la mise en espace virtuelle de mes installations, cet ordinateur m'apportait d'autres possibilités : comme celle d'échapper à la pesanteur de l'objet. En parallèle, je commençais de plus en plus à travailler sur mon rapport à l'autre, d'abord en vidéo, ensuite en installation.
À l'espace Ocre d'Art à Châteauroux, en 1995, j'ai crée un dispositif intitulé « tribune/refuge ». En 1996, j'ai remplacé toutes les tables d'un bar à Nice - Le Wagram - par des tables faites avec des tableaux. En 1997, suite à l'invitation d'un collectif d'artistes à Nijmegen aux Pays-Bas, j'ai développé un nouveau dispositif de rencontre où l'on pouvait boire du thé, manger des gâteaux et vivre des événements. Pour être présente à distance, j'ai créé mon premier site web, très vite suivi par mes premières œuvres spécifiquement pour l'Internet : Comprendre/Understanding, je suis seul et je veux a kiss, tendresse et respect. Sommairement, en quelques lignes, voilà comment je suis arrivée ici, sur le web.
Quelle place occupent les médias dans votre vie et dans votre pratique ?
Albertine Meunier :
Je vis beaucoup les média à travers le web qui occupe une grande place dans ma vie et dans ma pratique. La place du net est centrale dans mon quotidien car c'est le lieu d'où émergent les idées, les projets. Un peu comme un petit cœur battant ! Internet est beaucoup plus central que le journal déposé dans la boîte à lettres, ou la radio que j'écoute le matin. Les journaux et la radio sont des rendez-vous, qui balisent les moments-clés de ma journée. Ils sont des repères qui me raccrochent à la réalité, à l'épaisseur de la matière. Alors qu'Internet est partout : partout dans ma journée, partout dans mes yeux, partout dans ma pratique, partout dans ma pensée, et je ne sais plus le repérer.
Annie Abrahams :
Je commence presque toujours ma journée par une consultation de mon compte mail.
En dehors de mes mails personnels, je reçois le courrier de
Spectre,
Nettime-fr,
NetBehaviour,
e-critures,
New-Media-Curating,
Empyre et quelques autres listes.
Je suis abonnée aux Instants RSS de Nicolas Frespech,
aux InstantS de Panoplie,
à Rhizome,
à Poptronics et aux blogs de quelques amis. Je passe facilement deux heures ainsi, à me tenir au courant, à m'informer. C'est à partir de mes pairs que j'actionne le réseau, que j'y voyage et que j'y opère. Certains jours, je jette tout sauf mon courrier personnel ; je me libère ainsi de mon ridicule penchant panoptique. Ensuite, le repos s'installe et je suis contente car je viens de créer du temps vide. Le réseau est omniprésent dans ma vie, le réseau me conditionne, mais je n'y perds pas mes moyens comme dans les autres médias dits « classiques ». Par mes actions je le conditionne aussi.
Selon vous, et d'après vos observations, vos errements, vos notes prises sur la Toile, Internet est-il un « média » ou le « média des médias » ?
Albertine Meunier :
Selon moi, Internet est LE média. Celui qui a la capacité de tout englober : journaux, radios, télévisions, musiques, livres. Peu à peu il absorbe, comme un gros monstre vivant et immatériel, tous les média traditionnels. Il rend les autres média traditionnels immédiats et permanents.
Annie Abrahams :
Étant donné ma réponse à la question précédente, je devrais dire qu'Internet est le « média des médias ». Il l'est, cependant, cette expression ne couvre pas tous les aspects. Elle masque même les plus importants. Sur Internet, toutes sortes de possibilités d'agir s'offrent à moi, je dispose aussi de plusieurs outils de découverte, de propositions diverses et de plusieurs moyens d'expérimentation.
Ce n'est pas un « média » qui diffuse du contenu et auquel je me connecte pour m'informer. Pour ma part, je pense l'Internet comme une unité vivante avec laquelle j'entre en relation. Je conçois le réseau comme un organisme vivant avec lequel je vis au jour le jour ; soit dans un rapport symbiotique, où les profits sont mutuels, soit dans un rapport presque parasitaire, c'est-à-dire bénéfique pour l'un et nuisible, voire néfaste, pour l'autre.
Chacune de votre côté, vous enregistrez les modifications du web, notez les évolutions. Vous évoluez en permanence avec les outils mis à disposition sur le net, vous ne restez pas ancrées sur un type de logiciel. Les nouveautés liées aux logiciels, les nouvelles plateformes deviennent autant d'instruments qui s'insèrent dans votre palette…
Albertine Meunier :
Je m'intéresse plus aux évolutions du réseau lui même, et notamment aux outils, aux services ou aux contenus mis à disposition sur Internet ; comme par exemple le service de Google Search History, les statuts d'amis d'amis sur Facebook, les vidéos sur YouTube visibles depuis un téléphone mobile, ou encore les données de Freebase (base de données libre et ouverte mise à disposition via une API 3) qui deviennent de véritables matières pour créer.
Le réseau est sans cesse mouvant, d'une richesse incroyable, rempli d'une quantité de contenus. Finalement, je me demande si je ne cherche pas à le comprendre, à le capter, à le capturer, à tenter de saisir ses nuances, ses fonctionnements, ses subtilités, son infinitude, sa permanence. En somme, j'essaye de toucher un peu à cet insaisissable.
Annie Abrahams :
Au début, j'étais impressionnée par les possibilités du réseau et j'avais le sentiment que chaque nouvel outil pouvait m'emporter vers d'autres possibles et qu'il fallait tous les pratiquer pour pouvoir les juger et en faire éventuellement des œuvres d'art. Aujourd'hui, je me focalise plus sur les influences qu'engendre tel ou tel outil sur nos comportements humains.
En observant vos travaux, des thèmes communs apparaissent : l'absence, la disparition, la trace et la mort… Selon vous, le réseau abolit-il toute temporalité, rend-il a-temporel toute trace physique, toute inscription ?
Albertine Meunier :
En tant qu'artiste sur Internet, on sait que tout ceci est très ambigu. Internet permet le stockage de tout, une permanence éternelle et, en même temps, tout peut s'évanouir en un clin d'œil. Tout peut apparaître et disparaître en un clic ou presque. Le réseau n'abolit pas toute temporalité, toutes traces physiques ou toutes inscriptions ; il est à la fois impermanent et permanent. Il est incertain. Que vont devenir ces œuvres qui n'existent que sur Internet ? Que reste-t-il des choses au cours du temps ? C'est plutôt la loi du tout ou rien. Un objet disparu peut réapparaître à tout moment de par sa nature numérique, et ce par une simple opération de copier/coller. Le réseau se joue entre deux choses : absence/présence - disparition/apparition - traces/transparences - inscriptions/effacements. Je pense que le réseau transpose tout sur et dans un mode binaire. Il transforme le temps, l'espace, les corps, les pensées, dans un fonctionnement entre zéro et un.
Annie Abrahams :
La connexion au réseau peut faire perdre toute notion de son corps à celle ou à celui qui s'y connecte. Elle demeure comparable à une perte de la notion du temps, celle ressentie dans le travail, pendant l'écriture d'une lettre ou durant la résolution d'un puzzle par exemple. Nos émotions restent des états chimiques liés aux sensations physiques. Les émotions provoquent à leur tour d'autres réactions corporelles. C'est un cycle biologique qui commence dès la naissance. Le déroulement de ces cycles s'inscrit inconsciemment dans notre corps. Assise devant mon ordinateur, ces émotions ne sont plus associées à une même activité, aux mêmes sensations physiques qu'avant. Je tape sur un clavier, peu importe l'émotion qui me traverse. Qu'il s'agisse de la joie, de la peur, du dégoût ou de la colère, cette émotion se manifeste de la même manière et vient perturber mon fonctionnement interne. Je stresse mon corps. Mes muscles se tendent. Mon seuil d'excitation augmente. Un déséquilibre corporel s'installe sans que je m'en aperçoive forcément.
Sur le site Panoplie.org, Annie Abrahams, vous avez crée une plateforme à partir des instants rss réalisés par Nicolas Frespech. Puis, quelques mois plus tard, vous avez réalisé une performance avec lui lors du FlashNet Festival de 2007 au centre Georges Pompidou. Comment cette collaboration est-elle née ?
Annie Abrahams :
Nicolas et moi, nous nous sommes rencontrés virtuellement pour la première fois au sein du groupe lieudit en 1998. Puis, nous nous sommes rencontrés en personne lors d'une conférence au CAC de Valence; ensuite nous nous sommes recroisés dans l'espace de la Friche à Marseille lors d'entretiens vidéo, réalisés par Luc Dall'Armelina, avec des artistes net-art. L'un comme l'autre nous suivons nos différents travaux depuis au moins dix ans. Régulièrement, nous devenons les bêta-testeurs de nos nouvelles créations. En somme, toutes ces années de vie virtuelle nous ont permis de monter ce projet 4.
Albertine Meunier, selon vous quelles sont les interrogations véhiculées par L'un la poupée de L'autre ?
Albertine Meunier :
Je n'ai pas vu cette performance en live. Aussi l'ai-je regardée en vidéo, avec sûrement une perte dans la perception. J'ai été frappée par la mise à distance, l'hésitation, et aussi par ces silences entre les deux personnages qui font tant de bien. Un peu comme sur Internet, où finalement l'omniprésence possible de l'autre étouffe. Dans ces échanges à flux tendu, le silence est une réelle respiration. Le dispositif de la performance lui-même est extrêmement troublant. Deux tentes habitées par une personne, reliées par Internet et en communication via webcam, micro... Tout d'abord, ces deux tentes ressemblent à des matrices, à des utérus ; de ce fait on s'interroge sur le lien entre elles... C'est dérangeant, ce cordon ombilical numérique qui relie deux personnes (ces poupées-bébés) directement l'une à l'autre.
Ensuite, pourquoi ces « jumeaux de l'Internet » ne sont-ils pas ensemble dans le même espace ? Le titre, L'un est [sic.] la poupée de l'autre, me faisait plutôt penser à des pantins désarticulés et coincés dans un lieu clos, à des marionnettes dirigées qui attendent que le fil du net leur dise quoi faire. Au fur et à mesure, la symétrie du dispositif s'efface, le pantin prend vie de manière autonome car chacun se confronte à l'autre dans sa différence.
De manière alternée, chacun demande à l'autre de faire ou de dire quelque chose de précis, par exemple : « Dis-moi ton numéro de Sécurité sociale » ou « Mets-toi face à moi... ».
Au début l'un dit à l'autre ce qu'il doit faire. Puis petit à petit, le lien se fait par la différence avec l'autre. Ainsi, ils finissent par jouer à « chien et chat », ils se disent qu'ils ne se ressemblent finalement pas beaucoup... et d'un coup on respire.
Comment l'une et l'autre, investissez-vous les nouveaux réseaux sociaux tels que Myspace ou Facebook ?
Albertine Meunier :
Je ne suis pas sur Myspace. Je suis sur Facebook. Je suis sur Twitter. Mon activité y est plus importante. Twitter, c'est le petit gazouillis que j'écoute toute la journée, il me permet d'avoir des petites nouvelles des amis, du web et des « amis du web ». Mon activité est presque minimaliste sur Facebook, je ne joue pratiquement qu'avec le statut... J'adore ces petits mots lancés comme des échos numériques sur l'Internet... Jusqu'à présent je retiens surtout ces petites phrases de 140 caractères (via le statut Facebook ou le twitt). Ils sont devenus pour moi une vraie matière. J'adore lire ceux des autres. D'où le désir peut-être de faire cette pièce numérique,
La Big Picture 5.
Je les ai utilisés dans La Big Picture, dans les Instants entre elle et lui , dans certaines de mes vidéos.
Ils représentent de manière assez marquée l'affirmation de soi sur ces sites sociaux et en même temps, c'est presque un geste inutile. Ces statuts de soi ou « statues de soi », nous font baigner dans une intimité ambiante. La Big Picture est l'image vivante de mises à jour des statuts sur Facebook que l'on peut suivre visuellement. Présentée comme un widget, La Big Picture est constituée de plusieurs zones, chaque zone étant allouée aux statuts sur Facebook des amis d'une personne. Le simple fait de déplacer la souris sur la surface de La Big Picture permet de lire les statuts sur Facebook d'un grand nombre de personnes. Cette création est aussi une expérience artistique permettant de visualiser l'activité d'un site comme Facebook. De restituer son rythme, de faire ressentir les battements de cœur de ses acteurs et aussi d'enregistrer via les vidéos 6 ses accélérations, ses ralentissements, ses arrêts...
Enfin, via La Big Picture, la forteresse Facebook est un peu ouverte car toute personne peut installer via un widget tout ou une partie de La Big Picture.
Pour Instants entre elle et lui, j'ai écrit tous les jours et pendant environ un mois 7, des poèmes avec les statuts Facebook des gens présents dans La Big Picture. Le procédé était le suivant : tout d'abord récupérer tous les statuts du jour présents dans La Big Picture, faire une sélection de statuts puis créer l'instant entre elle et lui. Extrait de Instant entre elle et lui du 17 avril 2008 :
il broie du blanc.
il ne fait rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien rien,
he is est en chute libre, ca souffle.
rien ne le décourage !
elle, she is hauts, bas et dessous.
et elle aime ça.
par
Antoine Brea [Robin Hunzinger's friend]
Xavier Leton [André Lozano's friend]
JR Bellanger [Alex Andrek's friend]
André Lozano [Albertine Meunier's friend]
Laetitia Rouiller [Caroline Hazard's friend]
Aurore Laloy [David Guez's friend]
Dans ces instants de chaque jour, j'ai aimé choisir les statuts que je préférais et leur donner un sens collectif au gré des mots de ces « amis du réseau ». Et tenter ainsi d'en laisser échapper le côté absurde mais nécessaire.
Annie Abrahams :
J'observe comment mes « amis » sur Facebook se profilent, comment ils nouent des liens ou non. Je vois leurs statuts, leurs bibliothèques virtuelles. Contrairement à ce qu'on peut croire, les gens n'y échangent pas beaucoup. Ils communiquent leurs identités. Il s'agit le plus souvent de promouvoir ses goûts, ses intérêts et d'élargir son cercle d'influence.
Albertine Meunier, vos observations nourrissent vos œuvres. Comment celles-ci resurgissent-elles dans votre rapport avec des personnes âgées et dans votre œuvre collective La Big Picture ?
Albertine Meunier :
Avec Internet, je remarque une certaine impermanence, un mouvement incessant, un mot remplace un autre et, en même temps, il peut être stocké à tout instant, comme figé. Internet est pour moi synonyme de vie. Tout simplement. Son mouvement est intrinsèquement associé à une accumulation... Je remarque qu'avec Internet les femmes de plus de quatre-vingts ans ont envie : envie de faire, envie de dire, envie de voir, envie d'écouter, envie de montrer et de se montrer, envie de jouer avec soi et avec l'autre... Chaque jour, ces manifestations de désir me surprennent un peu plus. Tout semble possible. Ici, le jeu de mots fait sens : Internet nous rend plus en vie. Plus immortel peut-être…
Annie Abrahams, comment analysez-vous La Big Picture ?
Annie Abrahams :
Dans La Big Picture, nous voyons un joli tableau de couleurs qui nous montre en temps réel quels sont les « amis » des participants qui ont actualisé leurs statuts. En passant sa souris sur un carré de couleur, on lit le statut actuel de la personne. Le statut est une phrase qui commence avec le nom de la personne suivi conventionnellement par un verbe et un complément relatant l'activité de la personne au moment de l'écriture. Le statut peut aussi bien n'être qu'une suite de caractères. Chaque statut est associé à une couleur… Selon les auteurs, Albertine, Olivier Auber et Yann Leguennec, cette œuvre est une expérience artistique qui consisterait à « filmer l'explosion des médias sociaux ? ». Notez bien le point d'interrogation et puis imaginez la suite : - Les gens délaissent Facebook et leurs statuts ne sont plus actualisés, alors ils disparaissent du tableau, laissant le noir de la mort.
Inversement, Facebook explose et les participants auront plein de nouveaux « amis ». Ces derniers n'ont pas encore de couleur, leur carré est noir et puisque les nouveaux venus sont en général les plus actifs, le tableau va également tendre vers le noir, couleur de la mort.
Selon vous, quel est l'avenir d'Internet et des réseaux sociaux ?
Albertine Meunier :
Sacrée question ! Internet est promis à un avenir brillant... au firmament des média. Je ne sais pas comment les réseaux sociaux vont se transformer. Leur avenir sera forcément en fonction de ce que nous sommes, nous qui avons déjà tant changé en si peu de temps. Pour ce qui me concerne, après dix ans de pratique je me sens parfois un peu haletante à courir de lien en lien, un peu mutante aussi. Je deviens hypertexte, hypermédia, hypernet...
Mon esprit est multitâche, mon cerveau se virtualise, mon corps est parfois ailleurs dans le réseau, ma pensée est enrichie mais éclatée dans tous mes vagabondages...
Je vis dans une sorte d'intimité collective...
Le réseau grandit, et je mesure que ma vie rétrécit au fil des jours !
Annie Abrahams :
Cet avenir est dans les mains des utilisateurs. C'est à partir d'eux que le réseau se construit, ce n'est que par leurs « clics » et leurs « clacs » qu'on peut gagner des sous sur le réseau. Les utilisateurs sont également ceux qui construisent les alternatives aux logiciels propriétaires. Ils écrivent le contenu des blogs, créent des wikis et transforment les sources d'information. Le réseau les parasite, il se nourrit d'eux, il essaye de les phagocyter, en leur proposant des sortes de moules comportementaux comme Myspace ou Facebook qui les rendent inoffensifs en les encapsulant. Le réseau exploite leur solitude, leur besoin de reconnaissance, celui d'être vu.
Après avoir lu Sloterdijk, je vois ces utilisateurs vivant chacun dans leur propre bulle, dans une sorte d'écume où tout est mouvement, où les surfaces d'échange, de contact avec les autres bulles sont poreuses et laissent entrer certains informations, mais pas d'autres. Des conglomérats se forment, se désintègrent selon les exigences du moment. Ce n'est donc pas l'image d'un réseau où tout est connecté par des lignes mais l'image d'un amas fragile qui traduit le mieux, je crois, notre situation actuelle. Il faudrait sortir de sa bulle pour s'occuper du milieu où cette écume doit pouvoir continuer à exister. Il faut toujours sortir de sa bulle.
Notes
1 : Je construisais dans des salles blanches des composants optiques pour les réseaux de télécommunications et les testais dans des salles sombres sur des bancs à coussins d'air.
2 : Avec le réseau, j'ai appris à coder des pages, à faire des sites Internet, à publier des pages...
3 : Application Programming Interface, permet l'accès en temps réel à des données, par exemple, aux photos de flickr, aux videos de Youtube et permet de les utiliser pour un site tiers.
4 : Vous pouvez lire des détails sur cette collaboration dans un entretien croisé fait par Annick Rivoire sur le site Poptronics.
5 : La Big Picture fonctionne sur le dispositif de l'aggrégateur poïetique d'Olivier Auber et de Yann Le Guennec.
6 : Capture d'un mois d'activité de La Big Picture sur Facebook :
www.youtube.com/watch?v=K0KVx5sBgiY.
7 : Produit dans le cadre du projet InstantS d'Annie Abrahams sur panoplie.org.
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