œuvre 2


Natural Reality SuperWeed kit 1.0,
de Heath BUNTING (Royaume-Uni), 1999



MANIPULER LE VIVANT... AVANT QU'IL NE NOUS MANIPULE



S'il fallait trouver un acte de naissance au bio-art, certains1 donneraient l'année 1936 comme point de repère. Edward Steichen, photographe, expose au Musée d'Art Moderne des photos de delphiniums géants qu'il a obtenus par sélection de semences et grâce à des produits de traitement chimique.

Le fait que Edward Steichen soit un artiste et qu'il ait sciemment modifié des organismes vivants pour en faire une œuvre d'art suffit à le différencier d'un horticulteur, ou de tout autre manipulateur du vivant, comme un éleveur de vaches, ou de chiens, qui feront peut-être la même opération, mais n'en percevront certes pas tous les enjeux éthiques et esthétiques.

S'il fallait trouver un acte de naissance au bio-art, on pourrait peut-être convoquer Mary Shelley qui en 1818 fait paraître Frankenstein, premier roman de science-fiction. Mary Shelley ne manipule certes pas elle-même du vivant, mais elle met la manipulation du vivant au centre de son œuvre. Elle fait œuvre de la manipulation du vivant.

Depuis ce roman fondateur, on peut dire que les enjeux n'ont pas cessé de muter, au fil des évolutions de la science, de l'éthique, de la religion. Si le monstre de Frankenstein pouvait incarner les défis lancés à la religion par la science, et la toute nouvelle puissance de l'homme technicien, l'affaiblissement de la religion a permis de déplacer les termes du débat. Il ne s'agit plus aujourd'hui de se mesurer à un créateur - le ciel est vide, heureusement ! - mais de prendre acte des possibilités offertes par la science pour faire œuvre d'art. Comme l'exprime Eduardo Kac dans l'article déjà cité, puisqu'on peut le faire, et puisque d'autres le font avec des visées mercantiles, pourquoi un artiste ne pourrait pas le faire. Sur cette constatation, qui vaut justification, chaque artiste a son propre cheminement.

L'activiste et performeur Heath Bunting2, lui, a choisi pour son œuvre SuperWeed kit 1.0 de libérer des graines de mauvaises herbes avec une fusée baptisée du nom évocateur de Protest3.

Que l'on résume brièvement selon quel dispositif : dans une fusée propulsée par un mélange de polyéthylène et de gaz hilarant (N2O), on aura soin de placer des capsules contenant des graines de mauvaises herbes, comme l'ortie, le radis sauvage, la moutarde. Quand la fusée arrivera à son apogée, vers les 5200 mètres, les capsules seront libérées et retomberont sur le sol. Elles ne retomberont pas n'importe où, bien entendu, mais au beau milieu d'un champ d'OGM, qu'elles iront contaminer de leur naturel !

Mieux même, on peut espérer que ces graines de mauvaises herbes donneront naissance à des mutations, au contact des OGM, et deviendront des « super mauvaises herbes », résistantes aux herbicides comme le Roundup® de Monsanto4.

Ecrit ainsi, cela pourrait ressembler à une gentille provocation.

Pourtant Heath Bunting a sûrement mis le doigt là où ça fait mal, puisque la réception de son œuvre n'est certes pas allée de soi. Faut-il rappeler les débats houleux qui ont suivi, en 1999, la création de l'œuvre SuperWeed kit 1.0 ? Faut-il rappeler la position d'un Joe Davis5, lui-même bio-artiste, qui n'hésite pas à critiquer ceux qui se risquent sur le terrain dangereux des œuvres « contaminantes », comme également l'artiste Steve Kurtz a pu le faire…

Selon Joe Davis, du très sérieux MIT, les artistes qui se lancent dans la création d'œuvres contaminantes ne sont rien moins comparables qu'à des terroristes qui déciderait de faire exploser une centrale à gaz6, pour la simple raison qu'elle les dérange, ou que sa destruction justifie leur action. Pour cette raison, ces bio-artistes, bio-terroristes, méritent tout simplement d'être jetés en prison.

Pourtant, si l'on suit l'argumentaire de Heath Bunting, le bio-terrorisme serait la seule façon accessible à un citoyen lambda de protester contre la mainmise des grands trusts agroalimentaires sur le règne du vivant.

Peut-être faut-il rappeler que tout art voulant se jouer de la biologie s'avance sur le terrain de la transgression ? Si l'on devine que l'œuvre SuperWeed kit 1.0 n'a pour l'instant pas « servi », et qu'elle demeure une vue de l'esprit, il faut souligner comme elle pose décidément les bonnes questions.

Ce n'est pas tant la mise en action de l'œuvre SuperWeed kit 1.0 qui la constitue comme œuvre, mais le fait qu'elle existe, tout simplement et qu'elle mette en lumière les agissements bien plus dangereux des trusts de l'agroalimentaire.

De même qu'il n'est pas question pour Steve Kurtz, et ses amis du Critical Art Ensemble7 de mettre en circulation des bactéries dangereuses, on ne peut soupçonner Heath Bunting de vouloir que la terre soit couverte de super mauvaises herbes.

C'est toute l'ambiguïté de certains bio-artistes, qui manipulent le vivant en prenant soin que leur manipulation ne leur échappe pas… comme une certaine créature du docteur Frankenstein, non ?

D'autres bio-artistes, comme Eduardo Kac, comme Damien Hirst, ou comme encore le très controversé Gunther von Hagens8 et ses cadavres plastinés, choisissent au contraire de mettre en circulation leurs œuvres, qui se jouent à divers titres du vivant.

Le fait qu'aucune de ces créations n'échappe à la polémique montre au moins que les bio-artistes avancent sur une des dernières frontières de l'art.





Notes
1 : Voir Eduardo Kac, L’art transgénique.
Initialement publié dans Leonardo Electronic Almanac (ISSN 1071-4391), Volume 6, Number 11, 1998.
En français dans : Interfaces et sensorialité, Louise Poissant, org., Montreal, Groupe de recherche en arts mediatiques, Presses de l'Université du Québec, 2003, p. 175.  

2 : Bio de Heath Bunting.  

3 : Voir le mode de distribution proposé par le collectif N55.  

4 : Voir Monsanto, Roundup® Agricultural Herbicides.  

5 : Bio de Joe Davis.  

6 : Voir Randy Kennedy, The Artists in the Hazmat Suits, in
New York Times, 3 juillet 2005.  

7 : Site du Critical Art Ensemble.  

8 : Voir La « Von Hagens plastination Ltd », histoire de commerce de cadavres, in Novascoop News, samedi 24 janvier 2004.  




Xavier Malbreil

haut de page
retour

 sommaire
 dossier
 entrevue
 œuvre 1
 œuvre 2
 œuvre 3
 œuvre 4
 œuvre 5
 perspective
 crédits
 archives
 liens
 collaboration
 abonnement
 contact