œuvre 5


Disembodied Cuisine
du TISSUE CULTURE & ART PROJECT
(Oron CATTS & Ionat ZURR, et Guy BEN-ARY) (Australie), 2003



LA CUISINE DÉSINCARNÉE -
DÉMYSTIFICATION D'UNE UTOPIE TECHNOLOGIQUE




Le rythme accéléré des innovations technologiques et l'influence croissante exercée par les idées techno-scientifiques sur l'économie, les conceptions philosophiques et les croyances d'une société, ont amené le monde des arts à s'impliquer de plus en plus dans les courants de pensée qui donnent le ton. Dans la terminologie des sciences de la communication, c'est de l'agenda setting. Le « cas de l'Art Biotech »1 illustre de façon frappante comment l'art contemporain épouse les sujets d'actualité brûlants propices à faire carrière. Mais le terme d'Art Biotech lui-même est également un de ces prolifiques appellatifs mutants dont la trajectoire hyperbolique ressemble à celle de cette mode pour la génétique qui, lancée par des groupes d'intérêts techno-industriels spécialisés dans les années 1990, s'est peu à peu effacée. Pendant longtemps, c'est d'abord l'« Art génétique », souvent numérique, qui sembla constituer la composante essentielle de l'Art Biotech. Mais le désaveu qui accompagna la démystification de la primauté du paradigme génétique en tant qu'« échelle de Jacob » salvatarice a conduit ses adeptes du monde artistique à diversifier leurs horizons vers d'autres secteurs et moyens d'expression, et à rematérialiser leurs pratiques : neurophysiologie, transgénèse, fécondation croisée mendélienne d'animaux et de plantes, xénotransplantation, homogreffes, auto-expérimentation médicale, ainsi que... la culture de cellules et de tissus.

Disembodied Cuisine (la Cuisine désincarnée)2 est une installation performative sur le thème : « une viande produite sans victime ». Les artistes Oron Catts, Ionat Zurr et Guy Ben-Ary, à l'origine du projet Tissue Culture & Art, proposent une alternative pseudo-positiviste à l'agriculture industrielle de masse : des « sculptures semi-vivantes » mangeables sont cultivées dans des bioréacteurs à partir de cellules de muscle squelettique de grenouilles sur support de polymère biodégradable. Tous les jours pendant la période de leur incubation, les bioartistes « donnent à manger » à ces cellules, sous forme d'une solution nutritive, dans leur galerie-laboratoire contenant une hotte stérile et des incubateurs à CO2. Huit semaines plus tard les créatures, tout heureuses d'avoir échappé aux supplices de l'abattage, font partie des convives d'un dîner du genre « nouvelle cuisine » durant lequel les sculptures, des steaks de grenouille, sont flambées et dévorées. Afin d'attirer non seulement le public traditionnel d'art contemporain, mais aussi les bouchers intéressés par les perspectives qu'ouvrirait cette nouvelle alternative à la viande, une action de propagande est menée au marché local où des tracts annonçant le menu sans victime sont distribués par les artistes.

Le laboratoire, lui, est abrité dans une construction en forme d'igloo sous des bâches en plastique noir : une allusion au premier laboratoire de la culture de tissus dirigé par Alexis Carrel, prix Nobel en 1912 mais ensuite également théoricien de l'eugénisme dans la France de Vichy3. Les opérations en laboratoire peuvent être observées à travers des hublots circulaires, comme des tableaux vivants. Enfin, le laboratoire est relié par un passage à une salle rectangulaire sous plastique transparent dont l'accès reste fermé aux visiteurs avant la dernière soirée - moment culminant de l'installation : avec ses tables et les couverts dressés, cet espace devient la salle à manger. Dans ses murs transparents, deux aquariums sont intégrés où les grenouilles peuvent s'ébattre au milieu de petites figurines de Vénus avant d'assister au dîner de cérémonie, pour être ensuite relâchées saines et sauves dans un jardin botanique des environs.

Par contre, les convives au dîner, eux, prennent un risque physique réel en consommant ces « steaks sculptés sans victime ». Les morceaux de choix « un peu » durs sont difficiles à couper même à l'aide d'un scalpel - pour ne rien dire de leur goût, à tout le moins discutable. Si la plupart des invités s'en sortent indemnes, une convive en gardera un souvenir cuisant, sous la forme d'une allergie de plusieurs semaines - ironiquement provoquée non par le substitut carné, mais par les polymères biodégradables qui lui servent d'ossature : donc par les avatars d'une technologie qui vole ici, dans le contexte de l'art, au secours des animaux comestibles, mais qui devra encore faire ses preuves.

À la suite de cette performance, un triptyque vidéo a été produit qui témoigne des divers stades du projet. Car il est difficile de reproduire de manière identique cette installation sophistiquée et coûteuse lors d'expositions ultérieures. Intitulée « Les restes de la cuisine désincarnée » l'installation « bis » juxtapose la vidéo et les tables sur lesquels les assiettes contiennent les restes de nourriture à demi mastiquée qu'ont recrachés les invités au dîner.

Ici, les objets esthétiques peuvent à peine se distinguer les uns des autres et se recouvrent mutuellement. La culture de tissus y est intégrée de façon non utilitaire, dans le but de réaliser une utopie technologique et, en même temps, de mettre en doute la fonction conciliatoire/compensatoire de l'idéologie technologique.

En effet, les artistes prennent volontairement leurs distances face au phantasme d'une génétique maîtrisable. Le titre même de « cuisine désincarnée » évoque l'idée du laboratoire comme une « cuisine » où rien n'est programmé, où des recettes sont expérimentées mais où, de temps à autre, les plats sont simplement ratés. Ce que est produit ici sont des sculptures prenant la forme de « steaks », des objets de consommation éphémère et non des œuvres d'art achevées. Au contraire, il s'agit d'éléments dans un processus performatif et narratif qui inclut de vrais acteurs, étrangers aux limites du musée et du monde de l'art, processus qui exige des participants qu'ils soient prêts à expérimenter sur eux-mêmes en sachant que les conséquences seront incertaines.

De plus, le projet a un effet de rétroaction sur le contexte scientifique dans lequel il s'inscrit. Puisque TC&A a, très tôt, fait entrer dans le domaine public le concept d'un substitut à la viande à base de culture de tissus, il pourra s'avérer difficile pour les entreprises commerciales de tirer profit d'un brevet obtenu sur le principe d'un tel processus. Les artistes apportent ainsi leur contribution à la lutte pour une utilisation ouverte de connaissances existantes, en contournant la logique même des brevets sur le vivant. En théorie, l'idée de ces steaks remonte d'ailleurs aux recherches des années 1960, qui avaient pour but de trouver des protéines de substitution bon marché à base de pétrole; on abandonna toutefois la production de ces « steaks de pétrole » après le choc pétrolier de 19734.

Dans son essence philosophique, « la cuisine désincarnée » est également la matérialisation du concept de spécisme développé par le philosophe australien Peter Singer, lequel condamne les discriminations basées sur l'espèce, remettant par conséquent en question les différenciations en fonction des espèces ainsi que l'humanisme en tant que modèle philosophique. Cette théorie se réflète dans des expérimentations bio-phénoménologiques de culture conjointe d'entités cellulaires menées par les artistes où la frontière entre les espèces au niveau de la biologie moléculaire ne joue aucun rôle. On y retrouve également le concept central du déconstructivisme employé par Jacques Derrida afin de questionner la dominance de l'humanisme conventionnel5.

Les figurines de Vénus dans l'aquarium soulèvent la question d'un art non anthropocentriste, une question souvent posée par des projets dans le champ de l'Art Biotech. Et si le visiteur n'a qu'une vision fragmentaire sur les actions dans l'igloo-laboratoire, à travers ces hublots, c'est que ces derniers font référence à l'image encadrée en tant que symbole d'un art figuratif et muséal qui ne dépeint que de façon thématique la biotechnologie, sans « se salir les mains ». De plus, les sculptures biotechnologiques disparaissent à la fin du barbecue. Ce qui reste, comme dans l'Art corporel, sont des traces documentaires (la vidéo) et des vestiges matériels (les morceaux de steak recrachés) qui maintenant jouent l'un contre l'autre, a posteriori, leur potentiel utopique et dystopique.





Notes
1 : Terme repris d'après l'exposition du même nom à la scène nationale du Lieu Unique, à Nantes, en 2003.
Celle-ci présentait les œuvres de onze artistes travaillant avec des biotechnologies diverses comme moyen d'expression.
Voir : Hauser, Jens (éd) : L'Art Biotech. Nantes/Trézélan, 2003.
Voir aussi : Hauser, Jens. « Bio Art - Taxonomy of an Etymological Monster », dans Ars Electronica 2005. Hybrids - Living in Paradox, Wien/NY, 2005, pp. 182-192.  

2 : La cuisine désincarnée fut produit dans le cadre de l'exposition L'Art biotech.
Voir Oron Catts, Ionat Zurr et Guy Ben-Ary : « Que/qui sont les êtres semi-vivants créés par TC&A? », dans Hauser, op.cit.. pp. 20-32.
En allemand et en anglais dans Larger Than Life: EMAF (Electronic Media Art Festival) Catalog, 2003, pp.242-248.  

3 : Bonnafé, Lucien et Patrick Tort. L'Homme cet inconnu? Alexis Carrel, Jean-Marie Le Pen et les chambres à gaz. Paris, 1992.  

4 : Bud, Robert. La cellule et les biotechnologies. Biofutur 184, 1998, pp.38-40.  

5 : Voir Hauser : « Derrière l'animal, l'Homme? Altérité et parenté dans l'art biotech », dans Bernard Lafargue. Figures de l'Art, numéro 8 - Animaux d'Artistes. Pau, 2005, pp. 397-428.  




Jens Hauser
(Traduit de l'anglais par Serge Marcoux et Jens Hauser)

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