œuvre 15


Meanwhile, de David CLARK, Jeff HOWARD, Chris MENDIS et Shelley SIMMONS (Canada), 2006

par Anne-Marie Boisvert




Film non-linéaire présenté en plusieurs versions (DVD interactif, télévision (émission d'une demi-heure), site Web)

Avec : Rick Grayson, Claire Reid, Jennifer Lieberman et Lou Israel

Durée : 22 minutes



Meanwhile est un hypervaudeville. Deux sœurs, la « bonne fille » et la « mauvaise », qui se sont perdues de vue et qui se retrouvent, le petit ami de l'une séduit par l'autre, une transaction de coke qui tourne mal, un politicien qui s'habille en femme, les cendres d'un chien dans une boîte à thé prises pour de la drogue, un billet de loterie égaré… petits drames du quotidien, en somme ! présentés sur le mode plaisant. Les personnages se croisent, se manquent, se mentent, se trompent (dans les deux sens du mot) et se retrouvent. Quiproquos, coups de théâtre et portes qui claquent. Le tout raconté et filmé de manière, il faut le dire, assez classique, et néanmoins agréable car sans prétention aucune.

Mais tout l'intérêt de l'œuvre tient justement dans le choc et la rencontre entre le fond et la forme, entre la comédie de mœurs vaudevillesque - composée comme le genre l'exige de chassés-croisés jusqu'à la reconnaissance finale où tous les fils dénoués se nouent - et le découpage du film lui-même en neuf scènes présentées (du moins dans la version Web qui nous intéresse plus particulièrement ici) dans un désordre renouvelé à chaque visionnement. À partir d'une scène au départ à chaque fois différente, le spectateur est appelé à choisir ensuite celle parmi les huit restantes qu'il désire visionner, et ainsi de suite jusqu'à ce que toutes les scènes aient été vues. Le spectateur préside de ce fait au déroulement du film - jusqu'à un certain point. Car son pouvoir est limité : il peut seulement intervenir dans l'ordre chronologique des scènes, selon qu'il opte pour voir une scène précédente (« earlier that day ») ou suivante (« later that day »), ou encore une scène ayant lieu au même moment que celle qu'il vient de voir (« meanwhile »), et ce, jusqu'à la scène finale (« and finally »). La structure du film n'est ainsi pas labyrinthique (une forme dont on nous rebat les oreilles à propos de l'hypertexte) : la série finit par se boucler, et par un chemin narratif ou par un autre le spectateur finit par connaître le fin mot de l'histoire. Il n'y a pas ici de « fin alternative ». Altérer le cours de l'histoire n'altère pas l'histoire. Car il y aura de toute façon toujours plusieurs manières de la raconter. « Godard once said that a film must have a beginning, middle and an end but not necessarily in that order », nous rappelle le cinéaste d'entrée de jeu.

D'autant plus que le vaudeville en tant que genre est déjà une forme combinatoire. En ce sens il présente un condensé de l'art narratif : avec une limite de temps et de lieu, quelques personnages y sont campés, enferrés dans leurs mensonges ou leurs erreurs, les histoires de chacun et de chacune se répercutant les unes sur les autres. C'est cette répercussion qui fait tout le piquant du vaudeville, davantage même que le dénouement, moins conséquent, moins cathartique que dans le drame.

Que nous apprenions au milieu du film plutôt qu'à la fin que le politicien est un travesti, que nous sachions dès le début que la boîte à thé censée contenir les cendres du chien contient en fait la cocaïne - ou vice-versa - nous importe somme toute assez peu. Le plaisir de la découverte est plutôt d'apprendre ce qui se passera « pendant ce temps », si ce temps est réarrangé différemment. Ou avant ou après. Comme le spectateur n'a pas le choix de la scène initiale, il ne pourra jamais recréer un ordre chronologique qui soit « absolu », c'est-à-dire qui collerait le plus fidèlement au déroulement de l'histoire dans le temps - à supposer qu'une telle fidélité soit même possible. Ce qui par la bande propose une méta-critique valide sur la nature aléatoire de l'histoire (et de l'Histoire) en tant que telle, qui constitue en somme moins une réanimation pure et simple de ce qui fut que toujours une recréation.

Bien sûr notre degré de connaissance ou de méconnaissance, en tant que spectateur, des personnages et des situations, varie, tout dépendant de l'ordre des scènes qui nous sont proposées et que nous proposons. Le film s'en trouve à chaque fois différemment coloré. Cependant, si Meanwhile est une « œuvre ouverte » au sens qu'Umberto Eco a donné à cette définition 1, il demeure que le film limite l'intervention - et ce faisant, l'interprétation - du spectateur. Comme l'a montré Eco, une œuvre ouverte ne veut pas dire une œuvre informe. Et le nombre, limité à neuf, des scènes, comme l'interaction du spectateur réduite au seul temps de narration, permet à l'œuvre de se jouer dans un va-et-vient entre l'ouverture et la clôture, sans pour autant se perdre dans des chemins qui ne mènent nulle part.





Note
1 : « [L'œuvre en mouvement] rend possible une multiplicité d'interventions personnelles, mais non pas de façon amorphe et vers n'importe quelle intervention. Elle est une invitation, non pas nécessitante ni univoque mais orientée, à une insertion relativement libre dans un monde qui reste celui voulu par l'auteur. [...] L'auteur offre à l'interprète une œuvre à achever. »

et

« L'œuvre d'art est une forme, c'est-à-dire un mouvement arrivé à sa conclusion : en quelque sorte un infini contenu dans le fini. Sa totalité résulte de sa conclusion et doit donc être considérée non comme la fermeture d'une réalité statique et immobile, mais comme l'ouverture d'un infini qui s'est rassemblé dans une forme. »
Cf. Umberto Eco, L'œuvre ouverte, Éditions du Seuil, Paris, 1965. Traduit de l'italien par Chantal Roux de Bézieux avec le concours d'André Boucourechliev. (Opera Aperta, (1962)).  




Anne-Marie Boisvert

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